Ce texte retrace l’histoire récente du Congo, les antécédents du Congo «indépendant», les premières semaines du gouvernement Lumumba, son lâche assassinat et les prétendus «troubles congolais», entièrement fomentés et mis en scène par les puissances occidentales. Il s’est avéré que l’ancienne garde des colons belges, dont de nombreux membres se trouvaient aux postes de commandement de l’armée belge, poursuivait les mêmes objectifs que l’Administration américaine qui, à l’apogée de la guerre froide, n’avait qu’un seul but: éviter à tout prix que l’immense pays au coeur de l’Afrique, riche en matières premières indispensables pour les puissances occidentales – à cette époque notamment le cuivre –, tombe dans les mains du communisme international. Pour cela, tous les moyens étaient bons: intimidation, instigation à la sécession katangaise dirigée par leur homme fantoche Moïse Tshombe, assassinat de Lumumba, alimentation des troubles congolais, intervention de l’ONU et assassinat de son secrétaire général Dag Hammarskjöld au moment où celui-ci préparait un accord fondamental avec les insurgés (cf. encadré). Face aux imprévisibilités liées au caractère de Kasa-Vubu et au fait qu’il ne parvenait pas à mettre un terme aux autres révoltes, inspirées par le marxisme, les tireurs de ficelles occidentaux cités ci-dessus recoururent à l’homme qui leur semblait être le plus fiable: Mobutu. Il mit en scène un coup d’Etat méticuleusement préparé et réalisé de manière magistrale qui, dans le contexte des troubles congolais d’alors, n’a pu être réalisé qu’avec l’aide massive des services secrets occidentaux. Les médias occidentaux firent les éloges de ce coup d’Etat perpétré sans perte de sang, mérite qu’ils attribuèrent à Mobutu. Ces homélies avaient de quoi tromper le public face à la triste réalité sanguinaire et brutale sur laquelle ce dernier fonda sa dictature et que l’Occident toléra sans broncher. En récompense, Mobutu garantit sans compromis sa fidélité à la ligne occidentale, à son système de défense militaire et à son anticommunisme rigide – un arrangement qui dura plus de trente ans. HD
Congo-Kinshasa: kleptocratie* sans fin
Par Peter Küpfer | 30 décembre 2015
En novembre de cette année, voilà 50 ans qu’un coup d’Etat portait au pouvoir le dictateur Mobutu Sese Seko. Le 2 novembre 1965, ce jeune commandant en chef des Forces armées congolaises fit occuper tous les endroits d’importance stratégique du pays et annonça par radio la suspension de la Constitution, la dissolution du Parlement et la concentration de tout pouvoir en ses mains. De ce coup d’Etat s’en suivirent 32 années sombres dans l’histoire du Congo, années durant lesquelles Mobutu et sa clique corrompue saignaient à blanc l’Etat et ses populations – avec l’approbation du monde occidental.
La prise du pouvoir par les armes de novembre 1965 mit fin aux dits «Troubles du Congo». Nombreux sont les analystes occidentaux qui prennent les troubles interminables du Congo et le coup d’Etat fomenté par Mobutu pour preuve que les anciennes colonies africaines n’étaient pas capables d’exister comme Etats indépendants. Ils oublient que les troubles congolais, ses dictateurs, la saignée de ses ressources et de ses populations n’étaient pas l’œuvre des Congolais eux-mêmes. Il ne s’agit là, en effet, que des ravages les plus visibles causés par l’avidité de l’Occident qui joue un rôle principal, aussi bien aujourd’hui qu’il y a déjà plusieurs siècles en arrière. Dans cette région du monde, hautement explosive, aussi bien dans le domaine de l’économie mondiale que celui de la géopolitique, la dictature de Mobutu n’est qu’un épisode, mais un des plus sombres, il est vrai.
Propriété privée du Roi
La surface de la République démocratique du Congo, nom officiel que porte à nouveau l’empire géant traversé par le fleuve Congo, est sept fois plus grande que celle de la France. Le nombre d’habitants ne dépasse cependant guère celui de l’Allemagne. Les frontières actuelles de ce pays gigantesque furent fixées par les puissances coloniales d’antan, lors de la Conférence de Berlin de 1885/86 sans qu’un seul Africain y fut invité. A l’époque, les puissances mondiales ne savaient trop que faire des immenses territoires de forêts vierges situés le long du grand fleuve au centre de l’Afrique noire, partiellement inconnus, ni de ses steppes méridionales infinies. Elles acceptèrent donc l’idée que ces terres – grandes taches blanches sur les cartes – soient attribuées dans leur totalité au roi belge Léopold II en tant que propriété privée. Il se frotta les yeux, puis les mains en réalisant que les prix du caoutchouc, de l’ivoire et des bois tropicaux ne cessaient de grimper sur le marché international. En effet, avec l’invention de la vulcanisation par Dunlop en 1890 et le développement de l’industrie automobile et de l’aviation, la demande en caoutchouc naturel explosa. A la différence de l’Amérique du Sud, le caoutchouc congolais n’était pas extrait de la palme d’Hévéa, mais des lianes-caoutchouc rapidement menacées de disparition à cause des énormes quantités prélevées. Les indigènes, «employés» au travail forcé, furent contraints à des marches toujours plus longues à travers les forêts et ainsi à des efforts de plus en plus durs. Des punitions draconiennes étaient à l’ordre du jour, le fouet et l’amputation d’une ou des deux mains devenaient habituels comme peine pour un rendement insuffisant ou une tentative de fuite. A partir de 1905, le commerce congolais de caoutchouc perdit en importance à cause du manque de lianes-caoutchouc. (Strizek, 1998, p. 39)
Matières premières convoitées
En 1908, le Congo devint une colonie belge et le resta, sous le nom de «Congo belge», jusqu’en 1960. Bien que le travail forcé fut aboli dans l’«Etat libre du Congo» par Léopold, rien ne changea dans l’exploitation des ressources naturelles, bien au contraire. On découvrit d’autres immenses gisements naturels de matières premières, des mines d’or et de diamants. Au Congo méridional, en province du Katanga (jadis Shaba), les colons découvrirent un métal qui connut une évolution comparable à celle du caoutchouc: on y trouva des couches géantes de cuivre. On s’imagine bien ce que cela signifiait pour le développement de l’électricité dans le monde occidental au début du XXe siècle – chaque câble et chaque fil électrique se composant essentiellement de cuivre. L’exploitation d’autres matières convoitées ne tarda pas, notamment celui de l’argent, de l’or et des diamants au Kasaï. Les colons réalisèrent rapidement que le monde les enviait pour les richesses de leur immense colonie. Le Congo disposait également d’uranium, dont les gisements dans le monde sont rares. L’uranium, étant à l’origine des premières bombes atomiques américaines, provenait du Congo ainsi que celui des bombes qui détruisirent les villes de Hiroshima et Nagasaki, dont les conséquences sont connues. Aujourd’hui, des bandes criminelles armées venant du Ruanda, pays voisin du Congo, pillent les riches gisements de coltan situés au Congo oriental pour ensuite transporter ce minerai à Kigali. Le coltan (colombite-tantalite) est une matière première indispensable au fonctionnement de tout système électronique dans le monde entier et se trouve également dans chaque portable. Le Ruanda, pays longtemps extrêmement pauvre et n’exportant que de petites quantités de thé et de café, est entre-temps devenu un des exportateurs principaux de coltan. Aujourd’hui encore, comme du temps de Léopold, l’exploitation abusive et sans scrupules des ressources naturelles du Congo est une des raisons majeures que l’Est du Congo, riche en matières premières, ne parvienne pas à la paix. En dépit de nombreux accords de paix (dont les articles ne sont respectés par personne) la population civile est soumise régulièrement à des atrocités indescriptibles, ignorées par la communauté internationale ou bien ne provoquant qu’un haussement d’épaules. Voilà donc les véritables raisons des flux de réfugiés à l’intérieur de ce continent. Les bandes criminelles au service des convoitises occidentales s’enrichissent sans être importunées et leur terreur ciblée contre la population civile dépeuple des régions entières comme actuellement de nouveau au Kivu du Nord.
«Indépendance» et signes précurseurs préoccupants
Dans les années 50, le colonialisme devint un problème pour le monde occidental. Il était exclu que l’Occident prône d’une part la liberté, les droits de l’homme et la démocratie tout en empêchant d’autre part, par la force des armes, des populations entières à y accéder, uniquement parce qu’elles vivaient à quelques centaines ou milliers de kilomètres des centres du pouvoir occidentaux (cf. aussi guerre d’Indochine et quelques années plus tard guerre d’Algérie). Puis apparurent au Congo des mouvements d’abord modérés, puis plus combattants, pour rappeler à la Belgique que les êtres humains d’une autre couleur de peau disposaient des mêmes droits. A cette époque, au Congo, les Africains étaient exclus de toute formation supérieure ainsi que du rang d’officier au sein de l’armée. Ceux qui aspiraient à une formation scolaire dépendaient entièrement de l’Eglise catholique et de ses écoles d’un excellent niveau mais ne menant pas à des études universitaires. Dans un discours très remarqué que le général de Gaulle tint en 1958 lors d’une visite à Brazzaville, donc tout près de la capitale congolaise de Kinshasa, située sur l’autre rive du Grand fleuve, il ouvrit largement les portes vers l’indépendance des anciennes colonies françaises. En Belgique et au Congo, le professeur chrétien-démocrate Jef van Bilsen avait déjà jeté un pavé dans la mare en décembre 1955. Il avait élaboré, à la demande du gouvernement, un «plan de 30 ans en faveur de l’émancipation de l’Afrique belge» ce qui avait fait «l’effet d’une bombe» (Strizek 1998, p. 77). Le plan se heurta pourtant aux critiques issues des cercles des «évolués» congolais, hommes et femmes éduqués dans les écoles catholiques. Le mouvement nationaliste congolais, qui était à ses débuts, ne voulait pas se résigner à vivre encore trente ans de dépendance de l’Europe. Parmi eux, un jeune intellectuel autodidacte et journaliste, Patrice Eméry Lumumba, patriote congolais ardent, brillant orateur et critique acerbe du colonialisme belge se fit remarquer. Pendant que les modérés se rassemblaient autour de Joseph Kasa-Vubu et son mouvement «Abako», le «Mouvement national congolais» (MNC), fondé par Lumumba, intervint sur un ton plus radical en préconisant l’indépendance immédiate de la colonie belge. Le gouvernement belge, après avoir longtemps hésité, se vit confronté à des mouvements de protestations véhémentes pour finalement y consentir. Il se déclara favorable au processus d’indépendance du Congo et donna, en été 1959, son aval à des élections libres et secrètes dans les provinces et à des élections parlementaires générales. Les acteurs politiques principaux, Kasa-Vubu et Lumumba qui se trouvaient en détention provisoire furent libérés et invités, grâce à leur bonne réputation dans la population congolaise, à la Table ronde qui se tint du 20 au 30 janvier 1960 à Bruxelles. Soudainement, le gouvernement se décida à faire avancer les choses. Selon une remarque faite par De Schrijver (ministre des colonies) en 1959 à un interlocuteur, le gouvernement belge hâta les choses pensant que le chaos congolais qui s’installerait inévitablement, donnerait à la Belgique la possibilité «de venir en aide» (v. Strizek, 1998, p. 79; Strizek parle là d’un témoin digne de foi: le professeur Jef van Bilsen). Bilsen avait sciemment fixé le processus d’indépendance à trente ans: l’Etat géant au centre de l’Afrique ne disposait, juste avant son indépendance d’aucun expert local, les experts belges avaient déjà quitté le pays depuis longtemps et les Congolais faisaient défaut. En effet, ce ne fut qu’en 1956 que le premier Africain put passer ses examens universitaires en Belgique et lors de son indépendance, en 1960, l’ancienne colonie ne disposait que d’une dizaine de personnes avec un diplôme universitaire, parmi lesquelles aucun médecin, ingénieur ou juriste.
Lumumba, suivi de l’organisation «Abako» de Kasa-Vubu remporta les élections parlementaires de mai 1960. L’administration coloniale belge, après avoir hésité, finit par approuver le vote en nommant Patrice Eméry Lumumba Premier ministre. Ensuite, le Parlement élit Joseph Kasa-Vubu Président d’Etat de la République démocratique du Congo. Lumumba forma son gouvernement et prit comme secrétaire privé un jeune homme dévoué et modeste, Mobutu. Ce dernier se nomma plus tard Mobutu Sese Seko (le coq fier) et livra Lumumba à ses assassins.
Un discours de trop
Le 30 juin 1960, dans le Palais national de Kinshasa se déroula la cérémonie solennelle de l’indépendance du Congo. Tout le beau monde est réuni, les grands représentants et dignitaires, y compris le roi et la nomenklatura bruxelloise. Le roi Baudouin tint un discours paternaliste en mettant l’accent sur les grands acquis civilisateurs apportés par la Belgique pendant les longues années de l’existence de la colonie congolaise, à ses pupilles africains. Le discours de Kasa-Vubu fut du même style ne contenant pas la moindre offense. Tout changea quand le président du Parlement donna la parole, à la surprise de tous, à Patrice Eméry Lumumba. Dans le protocole, il n’était nullement prévu que ce rebelle, que de nombreuses personnes prenaient pour un communiste, puisse prendre la parole. Le roi pâlit, surtout quand il entendit ce que Lumumba déclara à l’occasion de ce tournant de l’histoire du Congo. Le tribun populaire, voilà le rôle que beaucoup lui attribuaient, ne s’adressa pas, dans son discours ardent et tenu à l’improviste, aux dignitaires réunis, mais directement au peuple assujetti pendant de longues années. Etant donné que la cérémonie fut retransmise dans son intégralité par la radio nationale congolaise, il disposait d’une immense audience qui se rappellera à jamais ses paroles courageuses (cf. encadré). Lumumba ne mâcha pas ses mots, désigna clairement les responsables de toutes les souffrances et injustices que les colons avaient infligé à son peuple depuis les temps de Léopold II, grand-oncle du roi Baudouin. Lumumba salua la Belgique dans son nouveau rôle de partenaire, avec qui la jeune République traiterait d’égal à égal et dans le respect mutuel, sans accorder aucun privilège. «L’indépendance du Congo n’est point un cadeau de la Belgique», lança-t-il au roi belge, aux hauts fonctionnaires réunis dans la salle et à tous ceux se trouvant dans le pays devant leur poste de radio. Elle a été acquise «par le combat». Pendant son discours flamboyant, Lumumba exprima la conscience nationale de l’Etat nouveau, disant aux anciens colons: «A l’avenir, vous pourrez aussi participer à nos richesses, mais dès maintenant suite à des négociations d’égal à égal et uniquement à des conditions honnêtes.» Ce n’est qu’avec peine qu’on put dissuader le roi, indigné et consterné, de quitter immédiatement la salle. Même si les émotions se calmèrent un peu jusqu’à l’heure du dîner de gala, de nombreux observateurs se doutèrent qu’en prononçant ce discours, mettant un terme à toute exploitation ultérieure du Congo, Lumumba avait signé sa propre sentence de mort. Ceux qui avaient assisté à son discours se trouvant dans le courant conservateur ou dans la logique du colonialisme et de la politique de force – y compris les membres des divers services secrets – rentrèrent chez eux avec une idée fixe: il faut se débarrasser de ce Lumumba!
Autonomie – pendant cinq jours
Les ennemis d’un Congo indépendant et économiquement autonome ne laissèrent au gouvernement Lumumba pas beaucoup de temps pour tenter de réaliser ses objectifs. Les premières émeutes apparurent que peu de jours après la cérémonie d’indépendance. La garnison de Thysville, située à proximité de Kinshasa, déclencha une mutinerie pour protester contre la déclaration que venait de faire le commandant en chef de la Force publique (armée nationale congolaise). Ce haut militaire belge avait gardé son commandement (à l’instar de la majorité des officiers qui étaient toujours des militaires belges) au-delà de l’indépendance. Il avait communiqué aux soldats congolais déçus que les postes d’officier resteraient toujours inaccessibles pour les Congolais. Le lendemain, la mutinerie se répandit à Kinshasa où des résidents belges, se trouvant toujours dans la capitale congolaise, furent harcelés. Lumumba nomma son secrétaire Mobutu, commandant en chef de l’Armée nationale congolaise, qui vint à bout de la mutinerie.
1960 – Lumumba et son ami Joseph-Désiré Mobutu
Le 11 juillet 1960, même pas deux semaines après les cérémonies de l’indépendance, Moïse Tshombe, ancien compagnon de combat de Lumumba, entre-temps élu président régional du Katanga, province riche en matières premières, proclama l’indépendance du territoire du Katanga contre la volonté du gouvernement central congolais, acte de sécession qui aboutit à une guerre de sécession qui dura jusqu’en 1963. Un mois plus tard, ce fut le tour d’un autre ancien compagnon de combat de Lumumba, Albert Kalonji, à proclamer l’indépendance du Kasaï du Sud, province limitrophe du Katanga et disposant, comme celle-ci, d’énormes quantités de matières premières, tels l’argent, l’or et les diamants. Les historiens mentionnent le fait que dans les deux cas de sécession, mis à part les cordons tenus par différents services secrets occidentaux, il était décisif que Lumumba n’avait pas convoqué dans son gouvernement ni Kalonji (qui avait dans les années de combat préliminaires à l’indépendance présidé au groupe modéré du MNC) ni Tshombe. La crise aboutit à de grandes tensions au sein du gouvernement qui minèrent l’alliance précaire entre Kasa-Vubu et Lumumba. Le 5 septembre 1960, le président Kasa-Vubu destitua de ses fonctions son Premier ministre Patrice Lumumba qui lui proclama la démission du président Kasa-Vubu.
Assassinat lâche
Le vacuum de pouvoir qui en résulta, encouragea Mobutu à agir. Le commandant en chef de l’armée congolaise intervint, contraignit Kasa-Vubu à garder ses fonctions à la tête de l’Etat et imposa au gouvernement, comme organe de contrôle, une commission formée d’hommes de références assurant les affaires gouvernementales en cours jusqu’à fin décembre 1960. Par la suite, Lumumba chercha le soutien d’un de ses rares fidèles, son ancien vice-président Antoine Gizenga qui était en train de former depuis Stanleyville (actuellement Kisangani) un gouvernement alternatif au gouvernement central, issu du coup d’Etat de Mobutu. Lumumba fut trahi au cours de son voyage secret à Stanleyville et arrêté. Les soldats de Mobutu le livrèrent à ses ennemis jurés du Katanga, conscient du sort qui l’attendait. Là, dans les environs d’Elisabethville (capitale du Katanga, la province au cuivre, aujourd’hui Lubumbashi), le combattant pour la liberté fut fusillé par des soldats katangais sous les ordres belges, de même que deux fidèles, après que tous les trois aient subi de graves maltraitances. Il est prouvé aujourd’hui que ce lâche assassinat politique a été perpétré par l’armée belge et les services secrets américains (cf. Ludo de Witte, 2000).
Ces faits sinistres montrent que la République «indépendante» du Congo se trouva transformée, peu de temps après la déclaration de son indépendance, en géant aux pieds d’argile. Les instigateurs avaient placé à différents endroits des charges incendiaires. Venir à bout de plusieurs guerres de sécession pour un gouvernement se composant, dans sa grande majorité, de ministres sans expérience, reconstruire un Etat économiquement ruiné, faire véhiculer l’idée que l’Etat n’est point une vache à traire mais devait être l’œuvre de tous les Congolais – et tout cela dans une institution étatique dont le bon fonctionnement faisait défaut et avec en plus une armée étant à l’époque incapable de s’opposer sérieusement aux diverses sécessions! Les observateurs objectifs des événements congolais étaient unanimes, à l’époque déjà, qu’un tel amas de problèmes n’était pas le fruit du hasard. On pouvait déjà prévoir à qui ce chaos allait profiter. C’était bien sûr Mobutu qui tissa avec acharnement sa toile jusqu’au moment où vint son heure pour une prise de pouvoir totale. •
Vaines promesses
Mobutu prépara et réalisa minutieusement son coup d’Etat dans la nuit du 24 au 25 novembre 1965. Tout se déroula comme prévu, sans aucun coup de feu. Le matin du 25 novembre, la radio nationale diffusa de la musique militaire. Puis, dans une brève allocation, Mobutu informa les Congolais que l’armée nationale avait pris le pouvoir, destitué de ses fonctions le président Kasa-Vubu et suspendu la Constitution. Dans l’immédiat, il n’y eut aucune tentative de résistance dans cet immense pays. Une telle démonstration de force, survenue dans les conditions des troubles congolais décrits dans la première partie de cette analyse, est inimaginable sans l’implication massive des puissances occidentales. On connaît les excellentes relations qu’entretenait Mobutu avec l’armée belge, ses services secrets et la CIA. La réaction de la presse occidentale fut donc univoque: un tel développement était attendu depuis longtemps. Il ne restait qu’à féliciter le jeune commandant en chef pour son sang-froid et son savoir-faire. De cette manière, en réalité, l’Occident s’auto-félicitait pour son action. Car une chose était évidente: Mobutu était le garant d’une politique extérieure clairement anti-communiste et d’un maintien rigide de l’ordre à l’intérieur. Au cours des années «chaudes» de la guerre froide, cela fut sans doute un atout important. En outre, l’Occident pouvait considérer qu’avec Mobutu, son deuxième intérêt principal était également garanti: le libre accès aux ressources minières congolaises, notamment au cuivre.
Au début, Mobutu annonça que le régime militaire serait de courte durée, qu’il s’agissait juste de réinstaller la démocratie dans le pays. Il promit que d’ici cinq ans, il y aurait de nouvelles élections et la création d’institutions démocratiques. Alors, il se retirerait de sa fonction de gardien de l’ordre. En réalité cependant, Mobutu fit tout pour éliminer les restes de la démocratie congolaise et pour s’installer irrévocablement en dictateur. Dès le début, Mobutu régna seul, par voie d’ordonnances légitimées par rien d’autre que sa propre volonté. Le moyen le plus efficace pour l’application de sa volonté fut le renforcement de l’armée, sa modernisation technologique et l’augmentation de sa combattivité. Pour cela, il pouvait compter sur le soutien des «anciennes équipes» de l’armée coloniale belge et des services secrets belges. Rapidement, Mobutu incorpora la gendarmerie dans l’armée afin qu’elle soit également sous son commandement direct. Le nombre des anciens gouvernements congolais traditionnels fut réduit. Il y plaça des personnes dévouées à la tête qui profitèrent d’y développer leur propre domaine seigneurial toléré par Mobutu dans les régions éloignées de la capitale. Le moyen principal pour développer sa dominance fut la création en 1967 du parti congolais pro-Mobutu, le Mouvement populaire de la révolution (MPR). Au début, Mobutu toléra l’existence d’un parti d’opposition. Puis, il transforma le MPR en parti unique. Et ce n’est pas tout: en 1970, il décréta que le MPR représentait l’institution suprême de l’Etat congolais, exerçant donc le contrôle sur toutes les autres institutions étatiques. Ce qui aboutit à leur intégration totale. Le comité directeur du parti se transforma en gouvernement et les gouverneurs des régions se transformèrent en représentants régionaux du parti. Dorénavant, chaque Congolais devint membre du parti dès sa naissance, puisqu’il était né au Congo. Il l’était même déjà en tant que fœtus dans le ventre de sa mère. Ainsi le MPR s’était transformé, selon la formule répandue à l’époque, «en nation congolaise dans son organisation politique». Entre-temps, plus personne ne parlait d’élire un nouveau gouvernement dans les urnes. Mobutu avait goûté au pouvoir et il l’exerça durant plus de trente ans – en dictateur.
Procès-spectacles selon le modèle stalinien
Peu de temps après son coup d’Etat, Mobutu régla ses comptes avec ses opposants à l’aide de procès brutalement mis en scène, rappelant le «Volksgerichtshof» national-socialiste ou les procès-spectacles staliniens. Les accusés principaux subirent la peine capitale pour haute trahison suite à des indices extrêmement lacunaires et douteux – les exécutions étant toujours publiques. L’exécution la plus abjecte fut celle de Pierre Mulele. Mulele était un ancien camarade de combat de Lumumba qui s’était réfugié en Chine après l’assassinat de ce dernier. Y ayant été formé dans la stratégie de la guérilla, il déclencha, à son retour dans sa région d’origine de Kwilu, une révolte armée inspirée de la théorie maoïste, dont le gouvernement central ne vint à bout qu’après plusieurs années. Mulele se réfugia à Brazzaville. Après la prise de pouvoir de Mobutu, il se laissait convaincre par les sbires de celui-ci – qui lui garantirent l’amnistie – de rentrer sur sol congolais, où il fut aussitôt arrêté et exécuté après un semblant de procès. Des témoins oculaires firent état de tortures brutales qui lui auraient été infligées lors de son exécution publique.
Les services de sécurité de Mobutu «découvrirent» d’autres prétendues conspirations. En 1966, quatre officiers furent exécutés auxquels on reprocha un complot «contre la sécurité de l’Etat». Le 2 juin, ils furent pendus sur une place centrale de Kinshasa. En 1971 et 1974, d’autres procès-spectacles se terminèrent par des exécutions en public. En 1978, les reproches de conspiration se dirigèrent contre un groupe de 19 officiers dont 13 subirent la peine capitale. Tous ces procès servaient Mobutu dans son but de cimenter son pouvoir interne. Ils étaient un signal clair à l’adresse des cercles critiques existant à l’intérieur de la nomenklatura qui savaient ainsi à quoi s’attendre, s’ils voulaient remettre en question le pouvoir dictatorial de Mobutu.
«Authenticité» pour cacher la liquidation
La campagne en faveur de l’«authenticité du Congo» s’alliant à la «zaïrification» mena parfois à des formes grotesques mais efficaces d’un culte de la personnalité illimité, rappelant celui du maoïsme, pour lequel il se fit appeler «Le Grand Timonier». A l’aide de la notion «authenticité», Mobutu lança un mouvement politique devant renforcer l’identité africaine du Congo. Il s’agissait d’une série de mesures restant entièrement superficielles, en commençant par la dénomination du fleuve ayant donné son nom à l’empire au cœur de l’Afrique. Dès lors, on ne l’appela plus Congo mais Zaïre, terme prétendument être plus authentique, datant de l’époque des Portugais, émanant d’une appellation congolaise assimilée voulant dire «grand fleuve». L’Etat du Congo fut également appelé Zaïre. En même temps, on introduisit la nouvelle monnaie nationale, le Zaïre en remplacement du franc congolais. Lors d’évènements officiels, les fonctionnaires de l’Etat et du parti, devaient porter les vêtements traditionnels congolais, dont la coupe rappelait fortement les uniformes maoïstes. Tous les Congolais portant un prénom chrétien, arabe ou occidental durent choisir un nom congolais supplémentaire ce qui mena à des confusions et des problèmes juridiques.
Tout cela devait plutôt être des activités éloignant l’attention de la réelle politique congolaise: en aucun cas elles poursuivaient le but d’améliorer la situation de vie des populations au sein du pays, mais poursuivaient uniquement l’objectif d’obéir aux intérêts politiques et économiques de l’Occident. Dans le domaine de l’économie s’ensuivit la période de la «zaïrification».
Nationalisations hâtives menant au bord de la banqueroute étatique
Il s’agit d’une vague de nationalisations de grandes entreprises dont faisait partie le grand consortium de l’extraction du cuivre, l’ancienne «Union minière du Haut-Katanga» (UMHK), jusqu’alors détenue par les Belges. Elle obtint la nouvelle appellation Gécamines (Générale des carrières et des mines) et fut nationalisée, ce qui créa de fortes irritations au sein du gouvernement belge. On nationalisa également des petites et moyennes entreprises, ce qui créa une émigration massive de mains d’œuvres qualifiées. Les entreprises furent dirigées par des «acquéreurs», dont la grande majorité ne possédait ni qualifications administratives ni techniques. Ils étaient surtout de l’avis que leur fonction fût l’occasion tolérée par l’Etat de s’enrichir personnellement. En outre, il y eut d’ambitieux projets gigantesques comme le barrage Inga dans le Haut-Congo pesant sur les finances de l’Etat. Tout cela mena une profonde crise économique d’une ampleur alarmante dont le pays ne s’est jamais rétabli, même lorsque Mobutu fit marche arrière. Il manquait une vraie attitude nationale, le savoir faire et le sens du sacrifice. L’identification avec le jeune Etat n’avait apporté à la population rien que pauvreté et privation. Cela ne pouvait se réparer à l’aide de décrets.
Quiconque voulait réussir dans ce pays ne devait pas forcément accomplir un bon travail mais prouver qu’il était un agent d’exécution docile du Grand Timonier. Cela mena à la promotion dans la hiérarchie et au succès personnel.
Culte de la personnalité selon le modèle maoïste
Le culte de la personnalité face à Mobutu fut promu et organisé par le parti. Les fonctionnaires du parti et les hauts fonctionnaires de l’Etat concourraient, lors d’événements officiels en récitant des poèmes, des chansons ou en présentant des danses et des pièces de théâtre ayant uniquement comme sujet leur grand amour et leur vénération envers le Grand Timonier. Le parti dépensa d’importants moyens pour renforcer ce culte dans la population et pour distribuer des prix et des récompenses.
Tout cela ne pouvait pas cacher que le Congo, en tant que pays, était laissé à l’abandon et que la majorité de sa population était sans travail et sans revenus et abandonné à l’appauvrissement. La richesse était due uniquement aux concessions minières qui, à la longue, ne suffirent pas pour couvrir les dépenses croissantes de l’Etat. A cause de la corruption systématique, il n’y eut plus guère d’investissements. Les membres de la nomenclature comprenaient leur fonction comme occasion de s’enrichir et transférèrent leurs richesses extirpées à la population à l’étranger. Mobutu lui-même était leur modèle.
Le fait que ce comportement irresponsable ne mena pas de suite le pays à la banqueroute étatique était dû aux subventions et crédits généreux des pays occidentaux.
L’Occident ferma les yeux concernant la situation des droits humains, face à la gabegie et à la corruption systématique. Son objectif principal était qu’il y ait au cœur de l’Afrique, pendant la période de la guerre froide, un régime politiquement et militairement fortement lié à l’hémisphère occidentale. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le mouvement rebelle inspiré par des idées marxistes, actif pendant de longues années dans la partie orientale du pays, ne put être éliminée qu’à l’aide de l’OTAN?(!).1 Cette victoire représenta la garantie permettant au Congo de ne plus jamais quitter le dispositif défensif euro-atlantique contre le bloc de l’Est. Cette position privilégiée du Congo, motivée pour des raisons géostratégiques, ne changea qu’en 1989, lors de la chute de bloc communiste autour de la Russie. C’est alors que sonna le glas du tsar congolais de longue date. (Suite et fin suivront dans une 3e partie.) •
Peter Küpfer | 30 décembre 2015
1) Il s’agit de la rébellion au Katanga, organisée en 1964 par le groupuscule militant lumumbiste de Christophe Gbenye. La rébellion fut anéantie avec grande peine. L’engagement de l’OTAN fut décisif. Déjà à cette époque, il devait être difficile pour l’OTAN d’expliquer en quoi une telle stratégie agressive pouvait être définie comme «légitime défense». Mais cela ne semble pas avoir préoccupé l’opinion outre mesure. Pour l’Occident, il était important, d’ériger au Congo «une forteresse contre le communisme». Pour cela Mobutu avait un rôle à jouer. (cf. Malu-Malu, p. 141)
*Kleptocratie : Cette notion désigne une forme de la domination politique qui a comme trait caractéristique qu’elle pille systématiquement sa propre population. La dictature congolaise de Mobutu en fournit un exemple modèle. Les ressources naturelles du pays étaient bradées à des prix forfaitaires à des puissances se trouvant à l’extérieur, puissances qui, en compensation, garantissaient la régence du dictateur. Les fonds qui en découlaient étaient transférés sur les comptes bancaires privés du dictateur et de ses sbires (se trouvant à l’extérieur du pays) ce qui avait comme effet qu’ils n’apparaissaient nulle part dans les flux monétaires officiels. Ils faisaient non seulement défaut pour les investissements étatiques d’intérêt général, mais privaient aussi systématiquement de leurs revenus ceux qui avaient généré ces fonds par leur dur travail.
Bibliographie
Ludo De Witte, «L’Assassinat de Lumumba», Paris 2000; ISBN 2-84586-006-4
Helmut Strizek, «Kongo/Zaïre–Ruanda–Burundi – Stabilität durch erneute Militärherrschaft? Studie zur ‹neuen Ordnung› in Zentralafrika», München/Köln/London (Weltforum Verlag) 1998; ISBN 3-8039-0479-X. Jean-Jacques Arthur Malu-Malu, «Le Congo Kinshasa», Paris (Editions Karthala) 2002, ISBN 2-84586-233-4