Pour tout Serbe qui n’a pas perdu la tête ou qui serait simplement abruti par trois décennies de propagande et de mensonges anti-serbes incessants émanant des centres de pouvoir et des médias de l’Occident « libre et démocratique », la rapidité et la portée totalitaire des mesures anti-russes et l’intensité de la censure anti-russe qui s’est emparée de l’Occident ne peuvent pas surprendre. Comme l’a déclaré le président serbe Aleksandar Vucic quelques jours avant le début de la campagne de dénazification et de démilitarisation de la Russie en Ukraine, environ 85 % des Serbes sont « toujours » du côté de la Russie. Même si, ces derniers jours, la Serbie a fait l’objet d’une immense pression occidentale en tant que seule enclave indépendante en Europe, une sorte de Berlin-Ouest du nouveau monde multipolaire en devenir, entourée de pays de l’OTAN et/ou de l’UE qui ont été, à des degrés divers d’approbation, aspirés par l’hystérie anti-russe en cours et les sanctions qui l’accompagnent, la fermeture de l’espace aérien aux avions russes, etc.
La raison en est simple, même si l’on met de côté les liens spirituels, ethniques et tout simplement fraternels qui unissent les deux peuples depuis des siècles. Car les Serbes ont été, pour ainsi dire, les canaris dans la mine de charbon, dans les années qui ont suivi la proclamation par George Bush père d’un « nouvel ordre mondial ». Peu après la chute du mur de Berlin, au début des années 1990, alors que les innocents et les personnes de bonne volonté s’émerveillaient encore de la « fin de l’histoire » annoncée et du triomphe glorieux de la « démocratie libérale », dans les parties serbes de la Yougoslavie, nous vivions, de première main, quelque chose de complètement différent, quelque chose de sombre et de sinistre.
Nous assistions au retour progressif de la politique du pouvoir brutal la plus pure et cynique, mais cette fois enrobée d’homélies politiquement correctes et édulcorées invoquant les « droits de l’homme », la « démocratie », l’ « intégration européenne » et la « paix », qui, comme il s’est avéré assez rapidement, n’étaient qu’un simple brouillard de guerre « libéral », comme un tir d’artillerie rhétorique, diplomatique et médiatique préparatoire pour légitimer le droit autoproclamé de l’Occident de définir ce qui est bon et ce qui ne l’est pas et, sur la base des nouvelles définitions prescrites, d’interférer et d’étendre ses intérêts de base purement pragmatiques partout où il le peut.
L’Occident victorieux était maître du monde, et l’ « expansion de la démocratie » était sa nouvelle quasi-religion, donnant un vernis moral à sa toute nouvelle action géopolitique, une version modernisée du « fardeau de l’homme blanc » [1] formulée dans la nouvelle terminologie d’une ère prétendument post-idéologique.
Ainsi, lors du violent démembrement de la Yougoslavie, ses principaux instigateurs et facilitateurs extérieurs – menés par l’Allemagne et l’Autriche, avec l’aide essentielle de l’ambassadeur américain en Yougoslavie – ont pu, grâce à leur vaste domination de l’espace médiatico-informationnel, se présenter comme des « médiateurs de paix » et, plus écœurant encore, comme des arbitres de la morale.
Le nouveau-vieil Occident expansionniste pouvait se présenter aux non-informés et aux crédules comme une sorte de force du bien, tout en dépeignant l’ennemi – les Serbes à l’époque, les Russes aujourd’hui – comme le mal incarné. C’est sur les cendres de la destruction de la Yougoslavie encouragée par l’Occident que le mythe de « l’indispensable OTAN », de « l’UE bienveillante » et du « bon Occident » a reçu une grande partie de son affirmation ultérieure et du soft power de l’après-Guerre froide. Et c’est en grande partie pour cette raison que les demandes et les appels polis répétés de la Russie – et pas seulement de la Russie – visant à mettre un terme à l’expansion constante du pacte militaire de l’Atlantique Nord vers l’Est n’ont pas été pris au sérieux, ou du moins pas suffisamment, par une masse critique de personnes qui n’avaient pas de connaissance directe de la réalité de ces loups occidentaux déguisés en moutons, comme les Serbes (et les Syriens, les Libyens, les Irakiens, les Afghans, les Yéménites, les Somaliens, les Vénézuéliens, etc) en avaient eue. En d’autres termes, l’Occident commençait seulement à dépenser l’énorme capital moral qu’il avait accumulé en tant que vainqueur d’une lutte mondiale contre un « empire du mal », et les failles dans l’armure (artificiellement fabriquée) étaient encore trop minuscules pour que l’œil ordinaire, inexpérimenté et bien intentionné puisse les détecter.
Même le bombardement illégal par l’OTAN de la République fédérale de Yougoslavie au printemps 1999, au nom de la « prévention d’un génocide » dans la province historique et sacrée du Kosovo en Serbie – dont aucune preuve n’a jamais été présentée au cours des 23 années qui ont suivi – n’a pas réveillé une masse critique de l’opinion publique et de décideurs occidentaux suffisante pour réexaminer la sagesse et la nécessité de poursuivre sur la voie de, essentiellement, une nouvelle Drang nach Osten (cependant, étant donné ce qui s’est passé avec Trump beaucoup plus tard dans le jeu, il est plus qu’évident que les résultats des élections et la prise de décision en Occident ont été annexés par le complexe militaro-industriel, comme Eisenhower l’avait prédit en 1961).
Mais elle a finalement réveillé Moscou, ouvrant la voie à l’accession de Vladimir Poutine à la plus haute fonction de la Russie, le dernier jour de cette année fatidique.
Comme les Serbes, les Russes se souvenaient encore des véritables horreurs de la dernière guerre mondiale et pouvaient reconnaître des schémas trop familiers, bien plus facilement que la plupart des habitants du continent européen. Malheureusement, Moscou n’a pas pu faire grand-chose dans un premier temps, si ce n’est lancer des avertissements incessants, en commençant par Munich au début de 2007, demander une réévaluation générale et une renégociation de la sécurité européenne commune et – conscient que ses avertissements, suggestions et propositions courtoises étaient allègrement ignorés dans les principales capitales occidentales – se réarmer et se préparer à l’inévitable. Ce qui est finalement arrivé avec le refus collectif de l’Occident de discuter de la neutralité de l’Ukraine et de l’arrêt de la poursuite de l’expansion de l’OTAN, parallèlement à la menace par le président fantoche ukrainien d’acquérir des armes nucléaires pour l’Ukraine.
Pourquoi Moscou accepterait-elle la possibilité très réelle de voir déployer à ses frontières des missiles nucléaires qui pourraient l’atteindre en 7-8 minutes (et, dans le cas des futurs missiles hypersoniques, en 5-6 minutes) ? Pourquoi ferait-elle confiance aux (véritables) centres de pouvoir de l’OTAN, dont les figures de proue lui avaient assuré que pas un pouce de plus ne serait pris à l’est, quand le pacte de Varsovie s’auto-dissolvait – pour ensuite faire exactement le contraire ?
Donc, non, les interminables assurances verbales et les discours creux des trois dernières décennies ne marchaient plus, car tout ce que la Russie en a retiré, c’est une alliance hostile, semblable à celle de l’Axe, à ses frontières et une campagne de diabolisation sans cesse croissante qui, ces derniers temps, a dépassé à bien des égards celle qu’avait connue l’URSS au plus fort de la Guerre froide. Lorsqu’ils ont été menacés d’avoir des missiles nucléaires à leur porte à Cuba, les États-Unis étaient prêts à déclencher une guerre nucléaire pour l’empêcher. La Russie n’a pas menacé d’une telle chose.
Un jour après le début de la campagne russe de démilitarisation et de dénazification, le président de la Serbie a annoncé la position officielle de la Serbie concernant la situation en Ukraine, telle que décrite dans les conclusions du Conseil national de sécurité serbe. En substance, la position de la Serbie est qu’elle respecte l’intégrité territoriale de l’Ukraine comme elle respecte l’intégrité territoriale de tous les États, conformément à la Charte des Nations unies et à l’Acte d’Helsinki de 1975, qu’elle considère que la violation de l’intégrité territoriale de tout État, y compris l’Ukraine, est « très mauvaise », mais qu’elle n’imposera pas de sanctions contre la Fédération de Russie.
Il suffit de regarder une carte politique actuelle de l’Europe pour voir l’importance, le courage et la difficulté de la décision de la Serbie. La Serbie et la Bosnie-Herzégovine (BiH) voisine sont des îles dans la mer de l’OTAN qui les entoure – et la BiH n’est pas membre de l’OTAN uniquement en raison de l’opposition serbe locale menée par le membre serbe de la présidence de la BiH, Milorad Dodik. En outre, tous les États environnants se sont joints aux condamnations occidentales de l’intervention de la Russie en Ukraine et se sont associés ou ont exprimé leur soutien aux dernières sanctions imposées à la Russie, notamment la fermeture de l’espace aérien de l’UE aux avions russes.
Comme prévu, ces derniers jours, comme en témoigne Vucic lui-même, la Serbie a été soumise à une pression occidentale « intense » pour rejoindre le front des sanctions et des condamnations contre la Russie. Le rapporteur du Parlement européen pour la Serbie, Vladimir Bilchik, a déjà déclaré que la décision de la Serbie de ne pas se joindre aux sanctions de l’UE contre la Russie est une « décision de politique étrangère déterminante pour les relations beaucoup plus larges entre l’UE et la Serbie. »
L’ancien ministre des affaires étrangères et premier ministre suédois et premier Haut représentant pour la Bosnie-Herzégovine, Carl Bildt, a tweeté que la Serbie s’était « de facto disqualifiée du processus d’adhésion à l’UE », car les nouveaux membres sont censés partager les « valeurs et intérêts fondamentaux » de l’UE. Les porte-parole de la Commission européenne, Ana Pisonero et Eric Mamer, ont également exprimé l’espoir que la Serbie rejoigne la politique de sanctions de l’UE.
Ces mots sont de mauvais augure – non pas parce que quiconque en Serbie, à l’exception d’une poignée d’irréductibles bien payés et de cas désespérés, croit vraiment que le pays sera un jour admis dans l’autoproclamé « projet de paix le plus réussi de l’histoire de l’humanité » (qui a expressément approuvé l’envoi d’avions de combat aux « démocrates » néonazis en Ukraine), mais parce que la mentalité « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous » des élites occidentales hors de contrôle trouvera certainement le moyen de faire payer son mécontentement à tous les dissidents. Surtout pour une enclave encerclée, amie de la Russie, qui refuse obstinément de se joindre à l’hystérie anti-russe attisée dans tout le paysage « libéral » occidental.
Après tout, la Serbie a été sadiquement et illégalement bombardée par l’OTAN en 1999 pour ne pas avoir accepté volontairement sa propre occupation par l’alliance des « valeurs démocratiques ». Depuis lors, l’alliance a gagné 11 membres supplémentaires et environ un millier de kilomètres à l’est. Nous attendrons donc de voir dans les jours et les semaines à venir quelles mesures concrètes de punition ou de censure seront appliquées par l’UE (et l’OTAN) contre la Serbie, qui est officiellement candidate à l’adhésion à l’UE depuis 2012 et qui est, de ce fait, obligée d’harmoniser progressivement ses politiques, y compris sa politique étrangère, avec l’union « pacifique ».
La Russie a exprimé son appréciation et sa compréhension de la position de la Serbie. Dans sa réaction à la position officielle de la Serbie, l’ambassadeur russe à Belgrade a déclaré que la Russie « comprend que la Serbie subit des pressions et ne lui demande rien », étant bien consciente du respect et de la confiance mutuels qui existent entre le président Vucic et le président russe Poutine, et du fait que la Serbie « respecte l’intérêt national de la Russie ». La Russie est « en paix » avec la position de la Serbie et sa politique étrangère.
En outre, comme indiqué dans les conclusions du Conseil national de sécurité, la Serbie a elle-même été victime de sanctions occidentales au cours des années 1990 et, plus important encore, d’une agression de la part de 19 États de l’OTAN en 1999, précisément pour avoir défendu sa propre intégrité territoriale. En d’autres termes, la Serbie ne refuse pas seulement de se joindre aux sanctions occidentales contre un ami et un allié traditionnel, mais aussi de faire partie de la traditionnelle politique de deux poids, deux mesures de l’Occident, qu’elle a subie de première main dans le passé et dans le présent. À cette fin, le président du parlement serbe, Ivica Dacic, a clairement déclaré que, contrairement au reste de l’Europe « démocratique », la Serbie ne se joindrait pas aux méthodes « totalitaires » et ne fermerait ou ne censurerait ni Sputnik, ni RT. En l’état actuel des choses, le dernier avant-poste européen non russe de Sputnik se trouve donc à Belgrade, qui n’est toutefois pas encore suffisamment « démocratique » pour être accepté par les bureaucrates amis de la liberté de penser de Bruxelles.
Dans la même veine, parce qu’on n’a jamais trop d’hypocrisie transatlantique, l’ambassade des États-Unis à Belgrade a également réagi à la position de la Serbie concernant l’intervention russe en Ukraine en tweetant que les États-Unis « saluent la position répétée de la Serbie et du président Aleksandar Vucic de soutenir l’intégrité territoriale de l’Ukraine, qui a été violée par les attaques illégales et totalement irrationnelles de la Russie ».
Outre leur déformation éhontée et de l’invention pure et simple dans laquelle l’ambassade des États-Unis s’est engagée – car aucun officiel serbe n’a utilisé de mots un tant soit peu durs pour décrire l’intervention de la Russie – les diplomates américains ignorent commodément le fait que leur propre pays a constamment et agressivement violé l’intégrité territoriale de la Serbie depuis février 2008, lorsque les États-Unis ont reconnu l’indépendance de la province historique et sacrée de la Serbie, le Kosovo (Kosovo et Metohija est le nom complet de la province, conformément à la constitution serbe).
Et, bien sûr, à l’exception des 5 États de l’UE qui ont refusé de reconnaître la sécession du soi-disant Kosovo de la Serbie (Grèce, Chypre, Roumanie, Espagne et Slovaquie) – le reste de l’UE, dirigé par ses membres les plus puissants (Allemagne, France, Italie et pays du Benelux), fait également preuve de son hypocrisie habituelle en attendant de la Serbie qu’elle condamne les violations du territoire d’autrui alors que la majorité de ses propres États membres ont également reconnu la violation de l’intégrité territoriale de la Serbie en reconnaissant le « Kosovo » et, en fait, en promouvant activement son « indépendance » – qui, dans la pratique, est inexistante, puisque le territoire est un trou noir de trafic de drogue et d’êtres humains, dont les politiciens reçoivent des ordres de l’étranger, et qui abrite une importante base militaire américaine construite sur des terres volées aux Serbes.
La décision initiale des dirigeants serbes a reçu le soutien de la grande majorité de l’opinion publique serbe, qui est néanmoins bien consciente de la position difficile de la Serbie. Toutefois, le 2 mars, la Serbie a rejoint la majorité à l’Assemblée générale des Nations unies et a condamné « l’agression russe contre l’Ukraine ». Dans une posture publique victimaire désolante, Vucic a tenté de justifier ce vote lors d’une conférence de presse en expliquant que la Serbie refusait toujours les appels à se joindre aux sanctions anti-russes, et résiste aux nouvelles pressions occidentales visant à nationaliser les biens appartenant à des Russes en Serbie. Malgré tout, sa popularité en pâtira, mais les intérêts occidentaux y gagneront à Belgrade, car ils préfèrent toujours les dirigeants faibles, ceux qui ont l’échine souple et sont donc sensibles aux pressions extérieures.
La position actuelle de la Serbie rappelle étrangement la position du pays au printemps 1941. À cette époque également, l’élite serbe du Royaume de Yougoslavie était la seule voix d’opposition du pays à l’adhésion aux puissances de l’Axe, même si la Yougoslavie elle-même était, avec la Grèce, entourée de pays tombés sous l’occupation ou la domination politique des puissances de l’Axe. À la suite du coup d’État du 27 mars 1941, organisé par des officiers serbes opposés à un pacte avec l’Axe, la Yougoslavie a été attaquée par l’Allemagne et ses alliés le 6 avril 1941, le pays lui-même démembré et occupé, et la population serbe soumise à une répression politique et à une annihilation génocidaire au cours des quatre années suivantes. Bien que les Serbes aient organisé deux grands fronts de guérilla pour la libération, ce n’est qu’avec l’aide de l’Armée rouge soviétique que le territoire de la Yougoslavie a été entièrement libéré à l’automne 1944. Seuls parmi les anciens peuples qui composaient la Yougoslavie (qui comprenait également des Croates, des Slovènes et des musulmans slaves, ainsi que d’importantes minorités albanaises et hongroises), les Serbes s’en souviennent encore, tout comme de nombreux Russes se souviennent que seuls les Serbes ont refusé de rejoindre les troupes allemandes nazies sur le front oriental contre l’URSS.
Ne s’agirait-il pas, selon l’expression immortelle de Yogi Berra, [2] d’un déjà vu encore une fois ?
Aleksandar Pavic
[1] Le « fardeau de l’homme blanc » est une expression de Rudyard Kipling. Elle signifie que, selon lui, les blancs ont la dure mission de civiliser les sauvages.
[2] Yogi Berra était un joueur de base-ball américain. L’expression « déjà vu encore une fois » est entrée dans la culture des USA, tout comme notre « à l’insu de mon plein gré » en France.
Paru sur Strategic Culture Foundation sous le titre Understanding the Ukraine Crisis From the Last Free Enclave in Europe – Outside of Russia and Belarus, That Is