Dr. René Roca


Par Dr. phil. René Roca*- Décembre 2022 – Traduit de l’allemand Zeit-fragen.ch


Dans leur article «Neutralität darf nicht das Völkerrecht aushebeln» (La neutralité n’a pas le droit de saper le droit international), publié dans les colonnes de la «Neue Zürcher Zeitung» du 14 décembre 2022, deux membres de l’association Pro Militia appellent la Suisse à réviser son statut de neutralité perpétuelle. Ils constatent «après une analyse minutieuse» que le Conseil fédéral a agi de manière erronée en refusant d’entrer en matière sur la demande de l’Allemagne et de renoncer à la déclaration de non-réexportation pour le matériel de guerre acheté.

L’article culmine dans la tentative de tordre le droit en vigueur, c’est-à-dire la loi sur le matériel de guerre (LFMG). Et ceci en évoquant les «circonstances extraordinaires» qui s’appliqueraient à la guerre en Ukraine (comme si de telles circonstances ne s’appliquaient pas à chaque guerre). Selon les auteurs, de telles «circonstances» permettraient de livrer les munitions à l’Ukraine.

Au-delà de ces subtilités juridiques, cette prise de position s’inscrit parfaitement dans le narratif ayant pour but de saper, coûte que coûte, la neutralité suisse. Une seule chose semble encore préoccuper de nombreuses associations de toute tendance et certains représentants de partis politiques: Comment la Suisse peut-elle enfin livrer des armes à l’Ukraine? Comment peut-on surmonter les obstacles juridiques à cet égard, rompre les traités et satisfaire à une conception unilatérale du droit international?

Occulter la paix?

L’essentiel est de continuer à soutenir la guerre. Personne ne pense plus à la paix. Tout citoyen contemporain poursuivant le débat politique se frotte les yeux: dans le contexte des livraisons d’armes à l’Ukraine, les présidents des partis suisses du Centre exigent l’application du droit d’urgence, le réarmement de notre armée et son rapprochement à l’OTAN.

Hier encore, ils étaient coresponsables de l’austérité et de la dégradation de l’armée suisse. Les représentants de la gauche (PS et Verts), y compris le GSsA (Groupe Suisse sans armée), renoncent à leur pacifisme moderne du genre hippie et proscrivent toute option de paix. Hier encore, ils voulaient abolir l’armée et ont vitupéré contre la LFMG.

Il semble que nous manquions crûment de personnes capables de réfléchir de manière droite et de rappeler, à notre époque qui oublie l’histoire, le rôle important toujours joué par la Suisse dans les conflits et les guerres. Une telle analyse amènera forcément au constat suivant: la neutralité de la Suisse ne signifie guère se tenir à l’écart et observer passivement, mais c’est jouer activement la carte de la paix. Une telle diplomatie silencieuse ne fait pas les gros titres, il est vrai, mais assure la crédibilité de notre neutralité et la confiance qu’elle nécessite pour pouvoir agir.

C’est à plusieurs reprises déjà que des représentants officiels suisses ainsi que le Conseil fédéral auraient eu la possibilité de jouer la carte de la paix, mais ils ont échoué lamentablement. Ils préfèrent s’asseoir sagement aux conférences des donateurs en faveur d’une partie en guerre, les organisant même et distribuant des fonds. Des fonds, ne l’oublions pas, destinés à la reconstruction d’une partie seule se trouvant en pleine guerre. On veut donc livrer d’avantage d’armes destinées à la destruction et distribuer simultanément de l’argent pour la reconstruction – peut-on enchérir ces absurdités?

La guerre par procuration en cours en Ukraine n’empêche pas sa destruction mais encourage les milieux bellicistes. Les fossés se creusent de plus en plus, la guerre s’intensifie et les souffrances de la population civile s’aggravent. Entre-temps, les Etats-Unis s’efforcent de jouer des coups décisifs sur leur «échiquier». Dans ce contexte, il vaudrait la peine de relire «Le grand échiquier» de Brzezinski («The Grand Chessboard»).

Recours à la neutralité intégrale

A propos de la neutralité suisse, l’historien suisse Wolfgang von Wartburg a affirmé qu’il devait au monde d’avoir un endroit qui se maintienne exclusivement au service de la paix. Il est urgent d’apprécier à nouveau l’importance de la neutralité, car elle revêt une dimension extrêmement importante, autant en temps de paix qu’en celui de guerre. Pourquoi cette évidence n’est-elle plus reconnue? Dans le débat actuel, la neutralité suisse s’érode de plus en plus, empêchant le CICR et les bons offices de déployer pleinement leurs effets. Au contraire, le travail du CICR devient de plus en plus difficile et les bons offices sont tournés en ridicule (la Suisse comme «postier»…)

Tout cela au grand dam des populations civiles dans de nombreux conflits. Pour stopper cette érosion et redonner son poids à la neutralité, la Suisse doit revenir à la neutralité intégrale. C’est pourquoi il est important de signer l’Initiative sur la neutralité¹ et d’assurer ainsi le débat crucial redonnant à la Suisse – ainsi qu’au Conseil fédéral et au Parlement – une boussole et un carnet de bord persévérant cette maxime d’Etat importante. Sinon, le Conseil fédéral et la population suisse continueront à se trouver sur une «nef des fous», comme le chante Frédéric Mey dans sa ballade profonde.•

René Roca

¹) www.neutralitaet-ja.ch­

* René Roca est historien, directeur de l’Institut de recherche sur la démocratie directe (www.fidd.ch).

Source: .Zeit-fragen.ch