Le chef d’état-major des FDI, Herzl Halevi, et le chef du commandement sud, Yaron Finkelman, à Rafah le mois dernier. Photo : Sraya Diamant/Unité du porte-parole des FDI

« Nos vies sont plus importantes que les leurs » : des habitants de Gaza, non soupçonnés de terrorisme, sont détenus et utilisés comme boucliers humains pour fouiller les tunnels et les maisons avant l’intervention des soldats de Tsahal, avec l’approbation d’officiers supérieurs israéliens, selon plusieurs sources. Tsahal affirme que cette pratique est interdite.

Par Yaniv Kubovich et Michael Hauser Tov

Au début, il est difficile de les reconnaître. Ils portent généralement des uniformes de l’armée israélienne, beaucoup d’entre eux ont une vingtaine d’années et ils sont toujours accompagnés de soldats israéliens de différents grades.

Mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit que la plupart d’entre eux portent des baskets au lieu de bottes militaires. Leurs mains sont menottées dans le dos et leurs visages expriment la peur. Les soldats les appellent tous « shawish », un mot arabe obscur d’origine turque qui signifie « sergent ».

Des Palestiniens choisis au hasard ont été utilisés par les unités de l’armée israélienne dans la bande de Gaza dans un seul but : servir de boucliers humains aux soldats pendant les opérations.

« Nos vies sont plus importantes que les leurs », a-t-on dit aux soldats. L’idée est qu’il vaut mieux que les soldats israéliens restent en vie et que les victimes d’un engin explosif soient les shawishim.

Cette description est l’une des nombreuses obtenues par Haaretz, certaines provenant de soldats, d’autres de commandants. L’image qui ressort de ces témoignages est la suivante : au cours des derniers mois, les soldats israéliens ont utilisé des boucliers humains de cette manière dans toute la bande de Gaza. Même le Bureau du chef d’état-major est au courant.

Les soldats choisissent des Gazaouis pour les missions et les amènent aux brigades et aux bataillons opérant dans la bande de Gaza. « Il y a de la fierté à cela», a déclaré une source qui a participé à une partie du travail de « localisation ».

« Les hauts gradés sont au courant », a ajouté cette source. L’armée a joué les innocents malgré les images diffusées par Al Jazeera il y a environ deux mois. On y voit des soldats israéliens habiller des détenus palestiniens avec des uniformes et des gilets pare-balles, les équiper de caméras et les envoyer dans des maisons très endommagées et à l’entrée de tunnels, les mains attachées par des liens en plastique.

Les Américains sont furieux, bien que Vedant Patel, porte-parole du Département d’État, ait affirmé que Tsahal enquêtait sur ces incidents et que les vidéos ne reflétaient pas les valeurs de l’armée israélienne et enfreignaient les directives et les règlements.

« Lorsque j’ai vu le reportage d’Al Jazeera, j’ai dit : « Ah, oui, c’est vrai » », a déclaré à Haaretz un soldat d’une brigade de conscrits de Tsahal qui a participé à l’utilisation de Gazaouis comme boucliers humains. « Et puis j’ai vu la réponse de Tsahal, qui ne reflète absolument pas la réalité. Cela se fait au moins au su du commandant de la brigade ».

« Il y a environ cinq mois, deux Palestiniens nous ont été amenés. L’un avait 20 ans et l’autre 16 ans. On nous a dit : “Utilisez-les, ce sont des Gazaouis, utilisez-les comme boucliers humains” », a témoigné un soldat d’une brigade de conscrits

(Certains des commentaires des soldats cités dans cet article ont également été rapportés à l’organisation non gouvernementale Breaking the Silence [Briser le silence]).

Le soldat a déclaré qu’au sein de Tsahal, « ils savent bien qu’il ne s’agit pas d’un incident isolé qui serait du fait d’un jeune et stupide commandant de compagnie qui aurait décidé de son propre chef de prendre quelqu’un [comme bouclier humain] ».

 

Images publiées par Al Jazeera : https://www.youtube.com/watch?v=7CfmBlu-qo4

Il est également prouvé que, dans certains cas, des mineurs ou des personnes âgées sont utilisés. « Il est arrivé que des personnes très âgées soient forcées à entrer dans des maisons », a déclaré un soldat. Si le Palestinien maitrise l’hébreu, c’est un avantage pour Tsahal ; lorsque les habitants de Gaza sont utilisés dans les bâtiments et les tunnels, ils doivent rendre compte aux forces extérieures.

Comme l’a expliqué un soldat, on dit aux Palestiniens : « Faites une mission dans un tunnel et vous êtes libre ». Toutefois, même si certains Palestiniens doivent rester avec une unité « seulement » pendant 24 heures, d’autres finissent par rester deux jours, voire une semaine. « Lorsque vous êtes pris dans cette situation, vous ne savez pas comment dire ce qui est acceptable », a déclaré le soldat. « Ce qui est sûr, c’est que c’est un sentiment horrible. »

Pour sa part, l’unité du porte-parole de Tsahal a déclaré : « Les instructions et les ordres de Tsahal interdisent l’utilisation de civils gazaouis pris sur le terrain pour des missions militaires qui mettent délibérément leur vie en danger. Les instructions et les ordres de Tsahal à ce sujet ont été clairement communiqués aux forces. Dès réception de la demande, les allégations ont été transmises aux autorités compétentes pour examen ».

Les incidents décrits à Haaretz se sont produits dans différentes parties de Gaza, mais ils présentent tous des similitudes notables, comme le révèle l’histoire d’un soldat qui a passé plusieurs mois sur place. Un jour, lui et ses camarades sont arrivés au bâtiment du commandant de brigade.

Le soldat a vu quelqu’un qu’il ne reconnaissait pas faire des allers-retours, accompagné par des soldats qui le gardaient. « Il portait un uniforme sans gilet pare-balles et des chaussures de sport… Ils nous ont demandé de l’accompagner s’il avait besoin d’aller aux toilettes et de veiller à ce qu’il ait de la nourriture.»

Le soldat a déclaré  qu’il ne comprenait pas la situation à ce moment-là ; lui et ses collègues soldats se demandaient si le Palestinien était un prisonnier qui collaborait désormais avec Tsahal.

Mais le lendemain, lors de l’inspection d’un tunnel, les soldats ont découvert sur un écran que le Palestinien avait été envoyé à l’intérieur du tunnel en portant un uniforme de Tsahal. Il avait les mains attachées derrière le dos et une caméra était fixée à son corps.

« Nous avons entendu des respirations très profondes ; on avait l’impression qu’il avait un peu peur », a déclaré un soldat ayant visionné les images de cet incident. « Ils l’ont simplement envoyé à l’intérieur et il a fait un plan des lieux pour les commandants. Le commandant de la brigade surveillait depuis l’extérieur.

Un autre soldat a expliqué que lorsque des soldats exprimaient leurs inquiétudes, on leur disait que « l’idée générale était que si la maison était piégée, s’il y avait une embuscade ou si des terroristes se trouvaient dans la zone, ils tueraient [le Palestinien envoyé] et non les soldats. C’était aussi la première fois que les commandants prononçaient le mot ‘shawish’».

Un autre soldat de cette unité a déclaré que cela se produisait systématiquement : à chaque opération, un bouclier humain était envoyé 10 minutes avant tous les autres ; puis venait l’attente [de l’ordre] du commandant de la brigade.

« Les gens ont commencé à poser des questions et, très vite, une confusion s’est installée autour de cette procédure », a expliqué un soldat. « Certains ont fait valoir qu’ils n’étaient pas prêts à mener des opérations si elles incluaient un Gazaoui contraint de se sacrifier. Bien sûr, il y avait ceux qui soutenaient cette procédure, mais parmi nous, ils étaient peu nombreux, c’était surtout les commandants qui avaient peur de traiter avec les chefs plus gradés ».

Dans un cas, un soldat israélien ayant participé à un raid sur un bâtiment a déclaré qu’une des unités utilisait un Gazaoui vêtu d’une salopette blanche. Dans une tentative visant à faire sortir les Palestiniens armés qui se trouvaient à l’intérieur du bâtiment, le Gazaoui a été envoyé sur place comme une sorte de médiateur. Mais la tentative a échoué et les hommes armés l’ont abattu.

Quand il n’y a plus de doute

Des Palestiniens ont déjà été utilisés comme boucliers humains lors de l’opération Bouclier défensif de 2002 en Cisjordanie, au cours de la seconde Intifada. Cette pratique était souvent appelée « la procédure du voisin » : les soldats, craignant les pièges, envoyaient les Palestiniens dans les bâtiments ; cette pratique était également utilisée lors de la traque d’individus recherchés.

Des groupes de défense des droits ont alors saisi la Cour suprême, qui fait office de Haute Cour de justice, et celle-ci a statué en 2005 que cette procédure était illégale et violait le droit international. Le chef d’état-major de Tsahal de l’époque, le lieutenant-général Dan Halutz, avait ordonné à l’armée d’appliquer rigoureusement la décision de la Cour.

Mais ces derniers mois, Tsahal a préféré ne pas faire de commentaires officiels sur cette question, même si le sujet aurait été discuté par les officiers les plus hauts gradés. Selon certaines sources, le chef d’état-major de l’armée israélienne, Herzl Halevi, fait partie des officiers supérieurs au courant de l’utilisation des civils Gazaouis comme boucliers humains.

« Le chef du Commandement sud, le général de division Yaron Finkelman, est également au courant », indique une source du Commandement sud. « Lors de chaque réunion où cette question a été abordée, des commandants ont exprimé des préoccupations quant aux implications éthiques et juridiques si l’affaire était rendue publique. Certains officiers ont même demandé à ce que la réunion soit interrompue pour pouvoir partir ».

Un soldat d’une brigade de conscrits a ajouté : « Il y a environ cinq mois, deux Palestiniens nous ont été amenés. L’un avait 20 ans et l’autre 16 ans. On nous a dit : “Utilisez-les, ce sont des Gazaouis, utilisez-les comme boucliers humains”. »

Selon ce soldat, ce jour-là, les soldats de l’unité ont commencé à poser des questions sur cette utilisation de civils comme boucliers humains ; ils voulaient également savoir qui en avait donné l’ordre.

Le soldat précise : « Ils ont tenté de faire référence au 7 octobre, mais sans fournir de réponse. Une personne a dit : “Ne les frappez pas trop, car nous avons besoin d’eux pour ouvrir les endroits” où les troupes doivent entrer, comme les bâtiments et les tunnels. »

Cet ordre n’est qu’un exemple parmi d’autres reçus par les soldats. Par exemple, il leur était également demandé de garder les Gazaouis menottés et de s’assurer qu’ils ne s’échappent pas ou n’entrent pas dans les pièces et les étages où se trouvaient les commandants. Les Gazaouis recevaient des rations de combat et de l’eau.

De nombreux soldats se sont sentis mal à l’aise, ont exigé des explications et ont même exprimé leur colère, selon une personne qui se trouvait près de l’un des Gazaouis. « La plupart d’entre eux ont réalisé qu’il y avait eu un incident problématique ici, et ils ont eu du mal à l’accepter », a-t-il déclaré.

Il a ajouté : « L’un des commandants s’est tourné vers l’un des soldats qui tentait d’obtenir des réponses et lui a dit : “Vous ne pensez pas que la vie de vos camarades est bien plus précieuse que la leur ? Et n’est-il pas préférable que nos amis survivent et ne soient pas tués par un engin explosif, et de laisser plutôt ces Gazaouis se faire tuer ?” »

Ce soldat a précisé que le commentaire du commandant avait été fait avec une telle agressivité qu’il était clair qu’il n’y avait guère de place pour le doute parmi les troupes.

Un soldat a déclaré que lorsque lui et ses collègues ont demandé « pourquoi », on leur a parlé des chiens de l’unité canine d’Oketz. Ces chiens étaient tués ou blessés lorsqu’ils étaient envoyés pour localiser des explosifs ou attaquer l’ennemi.  Après leur expérience, certains chiens ont dû être réformés parce que leurs sens opérationnels s’étaient détériorés.

Un haut fonctionnaire a confirmé cette affirmation, mais certains soldats ont déclaré qu’ils pensaient qu’il s’agissait simplement d’une excuse pour apaiser les consciences.

Une loi sans pertinence

Quoi qu’il en soit, de nombreux soldats gardent des sentiments très forts à ce sujet. « On se tait et on essaye de se convaincre qu’on peut les utiliser. Ils ont essayé de l’expliquer de manière rationnelle, mais au bout du compte, un jeune de 16 ans est assis là, menotté à l’intérieur de la maison, les yeux bandés », a déclaré une personne présente sur les lieux.

« Les soldats devaient l’aider à aller aux toilettes ou le nourrir. Ce n’était pas un incident qui se limitait à son entrée dans les maisons et les tunnels ou à la destruction des bâtiments. Il y avait aussi le temps passé avec ces mêmes personnes dans la maison pendant plusieurs jours. »

Après deux ou trois jours au cours desquels un adolescent a été utilisé comme bouclier humain par les soldats, ces derniers ont demandé à parler au commandant du bataillon et lui ont dit qu’ils ne souhaitaient plus y participer. Certains ont également émis des doutes sur un autre point, à savoir la nécessité d’ordonner l’incendie des bâtiments après leur fouille.

Le terme « droit international » serait revenu à plusieurs reprises, mais le chef de bataillon aurait eu une seule réponse à toutes les questions des soldats : « Un soldat n’a pas besoin de se préoccuper des lois de la guerre. Vous devez penser aux valeurs de Tsahal et agir en fonction de ces valeurs, et non des lois de la guerre ».

Le lendemain, l’adolescent a été libéré. On l’a emmené à un poste de contrôle et on lui a dit de marcher vers le sud. « Nous avons alors compris qu’il ne s’agissait pas vraiment de terroristes, mais de civils qui avaient été enlevés spécialement pour ces opérations », a déclaré le soldat.

Michael Hauser TovYaniv Kubovich

Source : Haaretz, le 13 août 2024