Interview du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov au journal en ligne Lenta.ru, 13 juillet 2023.

Question : Ces derniers mois, plusieurs initiatives de paix sur l’Ukraine sont apparues simultanément : chinoise, indonésienne, vaticane et africaine. Dans quelle mesure avez-vous eu l’occasion d’examiner le contenu de chacune d’entre elles ? Laquelle est la plus proche de la vision de la Russie ? Ne trouvez-vous pas ces initiatives prématurées, étant donné qu’elles impliquent toutes un cessez-le-feu ?

Sergueï Lavrov : Avant tout, je voudrais exprimer ma gratitude à nos partenaires pour les efforts qu’ils déploient afin de trouver des moyens de régler la crise ukrainienne de manière pacifique.

Nous ne trouvons pas leurs initiatives prématurées : pour la partie russe, la paix a toujours la priorité sur le combat. Ainsi, permettez-moi de vous rappeler que nous avons déjà participé à un processus de négociation avec Kiev, au printemps 2022, et que nous avons été proches d’une issue positive. Cependant, tous les efforts ont été sapés par les Anglo-Saxons, dont les plans n’incluaient manifestement pas la cessation des hostilités. Ils sont restés obsédés par l’idée maniaque d’infliger une défaite stratégique à la Russie.

Bien entendu, nous avons étudié minutieusement toutes les initiatives de paix que nous avons reçues. Nous avons tenu des consultations spéciales avec plusieurs de nos partenaires et discuté de leurs idées en détail. À la mi-juin, le président Vladimir Poutine a reçu à Saint-Pétersbourg les chefs de plusieurs États africains. Fin mai, nous avons eu une réunion très confiante et chaleureuse avec le représentant spécial chinois pour les affaires eurasiennes et chef de la délégation chinoise pour le règlement de la crise ukrainienne, Li Hui, à Moscou. Nous avons eu une discussion de fond avec le conseiller principal de la présidence brésilienne pour les affaires internationales, Celso Amorim, qui s’est rendu en Russie à la fin du mois de mars.

Nous sommes d’accord avec bon nombre des propositions de nos partenaires, telles que le respect du droit international et de la charte des Nations unies, l’abandon de la mentalité de la guerre froide, la résolution de la crise humanitaire, la garantie de la sécurité des centrales nucléaires, la fin des sanctions unilatérales et le refus d’utiliser l’économie mondiale à des fins politiques.

Dans le même temps, force est de constater que les conservateurs occidentaux de Vladimir Zelensky refusent totalement toute forme de désescalade. Le régime de Kiev a directement et immédiatement rejeté la possibilité de discussions sur les initiatives de paix proposées par la Chine, le Brésil et les pays africains. Le conseiller du chef du cabinet du président ukrainien, Mikhail Podolyak, a déclaré que “des pourparlers n’auraient aucun sens, seraient dangereux et mortels pour l’Ukraine et l’Europe”.

Kiev n’a rien trouvé de mieux à faire que d’implorer des preuves de “fiabilité” de la part de ceux qui voudraient devenir médiateurs dans le processus de négociation. Le ministre de la défense, Alexandre Reznikov, a notamment exigé que la Chine persuade la Russie de retirer ses troupes d’Ukraine. Dans le cas contraire, les contacts avec les négociateurs chinois seraient une perte de temps, selon l’homme politique de Kiev.

Question : Après l’échec de la mutinerie d’Evgeniy Prigozhin, il a été rapporté que les pays du G7, le Brésil, l’Inde, la Chine, la Turquie et l’Afrique du Sud ont tenu une réunion secrète à Copenhague pour discuter de la possibilité de lancer des négociations de paix sur l’Ukraine en juillet 2023. Les partenaires de la Russie qui ont participé à cette réunion vous ont-ils donné des indications à ce sujet et partagez-vous leurs prévisions ? Si de tels pourparlers ont lieu, quelles dispositions du document d’Istanbul Moscou soutiendrait-elle et sur lesquelles sa position a-t-elle changé ?

Sergueï Lavrov : Nous n’avons reçu aucune indication à ce sujet. Il y a des raisons de penser qu’il s’agit de fausses nouvelles, compte tenu de l’intention persistante de Kiev et de ses manipulateurs occidentaux d’intensifier les hostilités. Nous avons souligné à de nombreuses reprises que la Russie n’a jamais rejeté le dialogue comme méthode politique pour atteindre les objectifs de l’opération militaire spéciale.

Quant à notre point de vue sur un éventuel règlement, nous avons clairement défini ses objectifs avant même de lancer l’opération militaire spéciale. Ils comprennent la défense du peuple du Donbass, la démilitarisation et la dé-nazification de l’Ukraine, ainsi que l’élimination des menaces provenant de son territoire.

Lors de nos pourparlers avec Kiev, tenus à son initiative en février-avril 2022, il a été convenu que l’Ukraine devait reprendre son statut de pays neutre et non aligné, refuser d’adhérer à l’OTAN et réaffirmer son statut de pays dénucléarisé.

Une autre disposition prévoit la reconnaissance de la nouvelle réalité territoriale suite à la libre expression de la volonté des habitants des républiques populaires du Donbass et des régions de Kherson et Zaporozhye en faveur d’une intégration politique avec la Russie. Les autorités de Kiev doivent également garantir les droits des russophones et des minorités ethniques en Ukraine, y compris le statut officiel de la langue russe.

Quant à la réunion annoncée à Copenhague, son principal objectif était d’essayer de convaincre les représentants du Sud d’apporter un certain soutien à la “formule de paix” de Zelensky, qui est absolument inacceptable et n’a pas d’avenir, comme nous l’avons dit ouvertement à nos partenaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.

Parce que le conflit, qui trouve son origine dans le coup d’État de 2014 en Ukraine, a une dimension géopolitique, son règlement doit inclure des garanties de sécurité à la frontière occidentale de la Russie. Je rappelle que c’est l’essence même de l’initiative avancée par le Président Vladimir Poutine en décembre 2021. L’Occident, représenté par les États-Unis et l’OTAN, l’a rejetée avec mépris.

Notre position n’a pas changé radicalement. Nous sommes ouverts au dialogue, mais nous serons guidés par nos intérêts légitimes, et notre position sur un éventuel règlement sera ajustée en fonction de la situation sur le terrain.

Question : Que pensez-vous de l’Ukraine ? Que pensez-vous du fait que l’Ukraine ait impliqué la Cour pénale internationale dans l’enquête sur la rupture du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka ? Quelles autres organisations internationales auraient dû être impliquées et pourquoi ? Comment évaluez-vous la réponse des organisations humanitaires internationales à cet incident ?

Sergueï Lavrov : Il ne fait aucun doute que Kiev est responsable de l’explosion de la centrale hydroélectrique de Kakhovka. Il semble que le régime de Kiev demande à la soi-disant Cour pénale internationale d’enquêter sur un crime qu’il a lui-même commis. Cela ne s’est probablement jamais produit auparavant dans l’histoire de cette “pseudo-cour”.   [C’est nous qui soulignons, ndlr]

Nous avons averti le Conseil de sécurité des Nations unies des plans des néonazis ukrainiens visant à détruire le barrage dès le mois d’octobre de l’année dernière. À l’époque, nous avions demandé au secrétaire général Antonio Guterres de faire tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher ce scénario criminel. L’absence de réaction de la part du Secrétariat des Nations Unies a renforcé la confiance des autorités ukrainiennes dans le fait qu’elles s’en sortiraient.

Quant à la réaction des organisations humanitaires internationales à ce qui s’est passé, tout comme dans le cas du sabotage du pipeline d’ammoniac Togliatti-Odessa et de l’acte terroriste contre les Nord Streams, aucune évaluation fondée sur des principes n’a été entendue de leur part. Les agences de l’ONU limitent leur rôle à des tentatives ostensibles d’acheminer l’aide humanitaire aux nécessiteux au-delà de la ligne de contact des combats. Elles savent que ce n’est pas réaliste dans le contexte de l’opération militaire, mais elles essaient toujours de répondre à l’ordre politique de l’Occident et du régime de Kiev.

Question : Les opinions divergent quant à l’utilisation d’armes nucléaires par la Russie. Quel est votre point de vue général sur la possibilité d’utiliser ou non des armes nucléaires dans le conflit ukrainien ?

Sergueï Lavrov : Nous nous sommes exprimés à plusieurs reprises sur ce sujet. Je dirais même qu’il est épuisé, à moins que l’Occident ne prenne des mesures qui nous obligent encore et toujours à souligner les risques stratégiques posés par une politique antirusse agressive.

Les conditions de l’utilisation d’armes nucléaires par la Russie sont clairement définies dans notre doctrine militaire. Elles sont bien connues et je ne les répéterai pas.

En même temps, je voudrais attirer l’attention sur le fait que les États-Unis et leurs satellites de l’OTAN créent des risques d’affrontement armé direct avec la Russie, ce qui est lourd de conséquences catastrophiques.

Un exemple parmi d’autres d’une tournure extrêmement dangereuse des événements est le projet des États-Unis de transférer des avions de combat F-16 au régime de Kiev. Nous avons informé les puissances nucléaires, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, que la Russie ne peut ignorer la capacité de ces avions à transporter des armes nucléaires. Aucune assurance ne sera utile dans ce cas. Au cours des opérations de combat, nos militaires ne vont pas chercher à savoir si chaque avion de ce type est équipé pour transporter des armes nucléaires ou non. Nous considérerons le simple fait que les forces armées ukrainiennes disposent de tels systèmes comme une menace de l’Occident dans le domaine nucléaire.

Question : Quelles sont les tâches du deuxième sommet Russie-Afrique, prévu pour la fin juillet 2023 ? Est-il juste de dire que la Russie se tourne vers l’Afrique ? Qu’est-ce que cela signifie pour le service diplomatique russe ? Par exemple, la Russie va-t-elle étendre le réseau de ses ambassades sur le continent ?

Sergueï Lavrov : De solides liens d’amitié ont toujours uni la Russie et l’Afrique.

Pendant des décennies, ils ont résisté avec succès à un test d’endurance. Nous attachons une grande importance à l’élargissement de la collaboration entre la Russie et l’Afrique. Le concept de politique étrangère russe, approuvé par le président de la Russie à la fin du mois de mars, formalise cet aspect.

Nous considérons que le développement des divers liens avec nos amis africains fait partie intégrante de nos efforts communs pour développer la coopération avec le Sud global.

Je suis convaincu que le sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg jouera un rôle important dans l’établissement d’un partenariat stratégique avec les pays du continent au cours des prochaines années.

La Russie est prête à contribuer au renforcement de la souveraineté des États africains et de toutes leurs dimensions sécuritaires par tous les moyens possibles. C’est l’idée maîtresse de la prochaine réunion. Il est prévu d’adopter une déclaration des dirigeants et un plan d’action portant sur la coopération politique, économique, culturelle et humanitaire hautement prioritaire pour la période 2023-2026. Nous sommes prêts à approuver des documents spécifiques dans le domaine de la sécurité de l’information internationale, des opérations antiterroristes et de la prévention du déploiement d’armes dans l’espace extra-atmosphérique.

À la suite du premier sommet Russie-Afrique qui s’est tenu à Sotchi en 2019, la direction nationale a adopté des décisions sur l’expansion de notre présence diplomatique en Afrique. Le ministère des affaires étrangères travaille à l’ouverture de nouvelles ambassades dans un certain nombre de pays africains. Nous divulguerons leur emplacement après avoir tout coordonné avec les autorités des pays d’accueil et achevé les procédures juridiques nécessaires.

Question : Comment les priorités de la politique étrangère russe ont-elles évolué au cours des 18 derniers mois ? Peut-on dire que nous avons franchi un point de non-retour dans nos relations avec les pays occidentaux ? Si oui, quand cela s’est-il produit ? Comment interprétez-vous, dans ce contexte, la définition de la Russie en tant qu’État civilisationnel contenue dans le concept de politique étrangère ?

Sergueï Lavrov : Lorsque l’opération militaire spéciale a commencé, les États-Unis et d’autres pays de l’OTAN et de l’UE ont intensifié leur guerre par procuration contre la Russie. En fait, ils ont lancé cette guerre en 2014. Il ne fait aucun doute que les mesures agressives prises par des États inamicaux constituent une menace existentielle pour la Russie. Nous devrons défendre notre droit à un développement libre et souverain en utilisant tous les moyens disponibles.

Il est également évident qu’il n’y aura pas de retour à nos anciennes relations avec les pays inamicaux. S’ils décident soudainement de renoncer à leur ligne anti-russe, nous verrons ce que cela signifie exactement et nous déciderons de notre ligne ultérieure, en nous appuyant sur nos intérêts. Cela concerne l’Occident collectif.

En ce qui concerne l’Est et le Sud, où vivent environ 85 % de la population de notre planète, ces pays n’ont pas adhéré aux sanctions antirusses et souhaitent développer une collaboration concrète. Les partenaires constructifs comprennent l’EAEU, l’OTSC, la CEI, l’OCS et les États du BRICS. Nous entreprenons des travaux ciblés avec chacun d’entre eux dans l’intérêt d’un développement commun ; ces travaux prévoient différents formats de coopération.

Nous réalisons qu’un monde multipolaire plus fort est une réalité, et non un caprice. Le concept actualisé de politique étrangère proclame la mission civilisationnelle de la Russie en tant que puissance mondiale jouant un rôle stabilisateur dans les affaires internationales. En réalité, cela signifie que la Russie ne fusionnera pas avec des structures géopolitiques et géoéconomiques où elle n’est pas en mesure de défendre ses intérêts. Nous avons l’intention de faire équipe avec nos amis et nos partisans et de faciliter la création d’un ordre mondial plus équitable fondé sur les objectifs et les principes de la charte des Nations unies dans leur intégralité et leur interdépendance, ainsi que sur le principe de l’égalité souveraine des États, avant tout.

Source: https://mid.ru/en/foreign_policy/news/1896659/

Traduit par Arretsurinfo.ch