Depuis que les membres du parti travailliste anglais ont massivement voté pour Jeremy Corbyn en septembre comme dirigeant du parti, les élites politiques et médiatiques britanniques se sont comportées comme si leurs palais d’État avaient été envahis par des hordes de serfs maraudeurs et maladroits. Ils se sont lancés dans une guerre ouverte et sans pitié pour attaquer Corbyn de toutes les façons possibles et parmi eux, aux premiers rangs, les pro-Blair de son propre parti qui l’ont calomnié de manière extrêmement vicieuse, comme ils n’auraient jamais osé le faire contre David Cameron et son parti conservateur.
Par Glenn Greenwald, 6 janvier 2016
Dans un sens, ce n’est que politique habituelle. Les gardiens de l’establishment n’apprécient jamais de voir leurs position et privilèges menacés par des insurgés, et se rassemblent donc, les travaillistes tout comme les conservateurs, pour bannir d’Oxbridge court [la crème anglaise :-), NdT] les intrus de basse caste – la loyauté de classe et de caste surpasse souvent les prétendues différences idéologiques. La réaction de Corbyn face à tout cela est aussi de la politique classique. Il veut, avec raison, remplacer ses shadow ministers [ministres de l’ombre. Tradition politique anglaise qui veut que le parti de l’opposition monte un shadow government, gouvernement de l’ombre, sans pouvoir exécutif, NdT] qui soutiennent encore Blair, et qui le diabolisent en le présentant comme un extrémiste aimant les terroristes, par des ministres qui soutiennent son programme. Une réponse totalement rationnelle, mais que les médias présentent comme la preuve qu’il n’est qu’un tyran stalinien – même si les supporters de Blair, lorsqu’ils contrôlaient le parti, menaçaient de renvoyer les parlementaires qui ne se montraient pas suffisamment loyaux envers le premier ministre Blair. En réponse au renvoi de quelques ministres anti-Corbyn, hier, plusieurs autres parlementaires travaillistes ont annoncé leur démission en signe de protestation, d’une manière mélodramatique, en se présentant comme des martyrs, ce dans quoi les politiciens britanniques classiques excellent.
Plutôt que de patauger dans les habituelles manœuvres politiciennes d’une ancienne puissance mondiale, je préfère me concentrer sur un argument spécifique qui est ressorti au cours du remaniement du cabinet Corbyn, car elle a des implications qui vont bien au-delà du monde de Sa Majesté. Un des ministres de l’ombre remplacés hier par Corbyn est un personnage d’une totale médiocrité, Pat McFadden. Il prétend (de façon tout à fait plausible) qu’il a été viré par Corbyn à cause de remarques faites devant la Chambre des Communes, à la suite des attentats de Paris, qui ont été perçues par les médias et le public comme dénigrant Corbyn en en faisant un apologiste du terrorisme, parce qu’il reconnaît le rôle joué par la politique extérieure occidentale dans les attentats terroristes. Pouvez-vous imaginer un chef de parti politique ne voulant pas de ministres le décrivant comme un apologiste du terrorisme ?
D’autres parlementaires travaillistes ont démissionné aujourd’hui pour protester contre le renvoi de McFadden, en défendant ouvertement la remarque de McFadden à propos du terrorisme. L’un d’eux, Stephen Doughty, a tweeté ceci aujourd’hui avec un extrait important de la déclaration de McFadden a propos du terrorisme :
«Puis-je demander au Premier ministre de rejeter son point de vue disant que les actes terroristes sont toujours en réponse ou en réaction à ce que fait l’Occident ? Reconnaît-il qu’une telle approche risque d’infantiliser les terroristes et de les traiter comme des enfants, alors qu’en vérité ils sont des adultes entièrement responsables de ce qu’ils font ? Personne ne les force à tuer des innocents à Paris ou à Beyrouth. Tant que nous ne sommes pas sûrs de ce fait, nous ne réussirons pas à comprendre la menace à laquelle nous faisons face, encore moins la confronter et finalement avoir le dessus.»
Stephen Doughty : Je suis d’accord avec tout ce qu’écrit Pat McFadden ci-dessus. Et choqué si c’est ce pourquoi il a été saqué.
Ce commentaire est un argument si commun qu’il en devient un cliché, comme les deux ministres de l’ombre eux-mêmes. On l’entend en permanence de la part d’Occidentaux chauvinistes, en mode self-défense, qui insistent sur le fait que leur tribu n’a en aucune façon une responsabilité dans ce qui est nommé violence terroriste. Il insiste sur le fait que ceux qui posent un lien de cause à effet entre la violence occidentale perpétuelle sur le monde musulman et la violence en retour dirigée contre l’Occident «infantilisent les terroristes et les traitent comme des enfants», en suggérant que les terroristes manquent d’autonomie et de capacité à choisir, et ne sont pas forcés par l’Occident à s’engager dans le terrorisme. Bizarrement, ils prétendent que reconnaître ce lien de cause à effet nie le libre arbitre des terroristes et fait croire que leurs actions sont contrôlées par l’Occident. On entend constamment ce genre d’arguments.
Cet argument est pourtant absurde, un renversement total de réalité, et une distorsion délibérée de la logique. Que des musulmans attaquent l’Occident en rétorsion aux violences occidentales dirigées contre les musulmans – une tyrannie imposée de l’extérieur – est une telle évidence qu’elle peut être difficilement soumise à débat. Même le rapport de 2004 sur les forces armées demandé par Rumsfeld sur les causes du terrorisme conclut sans ambiguïté que tel est le cas :
«Les interventions américaines directes dans le monde musulman ont paradoxalement élevé la stature et le soutien envers les islamistes radicaux, tout en diminuant le soutien aux États-Unis jusqu’à moins de 10% dans certaines sociétés arabes.
Les musulmans ne détestent pas notre liberté, mais détestent plutôt nos politiques extérieures. La très grande majorité objecte à ce qu’ils considèrent comme une politique de deux poids deux mesures en faveur d’Israël et contre les droits des Palestiniens, ainsi que le soutien sans failles à ce que la collectivité musulmane considère comme des dictatures, en particulier l’Égypte, l’Arabie saoudite, la Jordanie, le Pakistan et les États du Golfe. »
Au-delà de telles études, ceux qui ont cherché à amener la violence dans les villes occidentales ont dit de façon très claire qu’ils le faisaient par rage et par désespoir face à la violence occidentale qui tue constamment des musulmans innocents. «Les drones frappent l’Afghanistan et l’Irak, ils ne voient pas les enfants, ils ne voient personne. Ils tuent des femmes, des enfants, ils tuent tout le monde», a déclaré Faisal Shahzad, celui qui a tenté de faire exploser une bombe à Times Square, à sa juge, quand elle a exprimé sa consternation devant le fait qu’il veuille tuer des innocents. Et enfin, il reste le sens commun au sujet de la nature humaine. Si vous passez des années à bombarder, à envahir, à occuper et à imposer une tyrannie sur d’autres gens, il est sûr que certains d’entre eux veuillent vous renvoyer toute cette violence.
Il y a bien une raison pour laquelle les États-Unis et les pays de l’OTAN sont la cible de ce type de violence alors que la Corée du Sud, le Brésil et le Mexique ne le sont pas. Les terroristes n’écrivent pas le nom de pays sur des bouts de papier qu’ils tirent au hasard pour savoir lequel ils vont attaquer. Seule l’auto-illusion peut entraîner certains à prétendre que l’attentat de Madrid en 2004 et celui de Londres en 2005 n’ont pas été causés par la participation de l’Espagne et de la Grande-Bretagne à l’invasion de l’Irak en 2003. Même les agents du renseignement britannique reconnaissent ce lien. Le général David Petraeus décrit fréquemment comment les tactiques américaines, comme Guantánamo et les tortures, était des facteurs importants dans la radicalisation des musulmans contre les États-Unis. En juin, l’ancien adjoint au premier ministre Tony Blair, John Prescott, l’a dit aussi clairement que possible quand il a admis que la guerre d’Irak était une erreur.
«Quand j’entends des gens se demander comment les gens, les jeunes musulmans, se radicalisent, je vais vous dire comment ils se radicalisent. Chaque fois qu’ils regardent à la télévision des lieux où leurs familles s’inquiètent, leurs enfants sont tués ou assassinés ou bombardés, vous voyez, tous ces tirs sur tous ces gens, et bien c’est cela qui les radicalise.»
On ne peut être plus clair.
Bien sûr, tout cela ne veut pas dire que les interventions occidentales dans cette partie du monde soient la seule cause du terrorisme anti-occidental, ni dire que cela soit la cause principale dans tous les cas, ni nier que l’extrémisme religieux y joue son rôle. La plupart des gens ont besoin d’une sorte de ferveur pour vouloir risquer leur vie et tuer d’autres personnes. Cela peut être le nationalisme, la xénophobie, la pression sociale, la haine de la religion ou, au contraire, la conviction religieuse. Mais, habituellement, une telle ferveur dogmatique est nécessaire mais pas suffisante pour commettre une telle violence. On a encore besoin d’une cause contre les cibles visées.
Dans sa revendication des attentats de Paris, EI a évoqué plusieurs justifications religieuses pour la violence, mais a ajouté que le fait de cibler les Français était dû à «leur guerre contre l’islam en France et leurs frappes aériennes contre les musulmans sur les terres du Califat» (la France bombarde EI en Irak depuis janvier 2015 et en Syrie depuis septembre). Dans le même mois, EI a revendiqué l’attentat contre l’avion russe en rétorsion aux frappes aériennes russes en Syrie et un attentat au Liban en réponse aux violences du Hezbollah. Voici la coqueluche de l’establishment de Washington, Will Cants, de la Brookings institution, expliquant à la chaîne Vox pourquoi EI a attaqué Paris :
« Zack Beauchamp : – De toutes les explications que vous proposez, laquelle est la plus plausible ?
Will McCant : – Je pense que si c’est vraiment une attaque contre l’Europe, on peut dire qu’elle est en représailles aux attaques lancées en Irak et en Syrie. Je ne les vois pas spécialement comme un effort de propagande pour attirer de nouvelles recrues ou dans la guerre contre al-Qaida. Parce qu’ils ont déjà réussi à attirer de très nombreuses recrues. Vu que la cible est un ennemi important et à la lumière des attaques contre des civils russes et les alliés de l’Iran au Liban, il me semble que cela a à voir avec la guerre pour étendre ses territoires en Syrie et en Irak. C’est pour avertir leurs principaux adversaires que s’ils continuent à empêcher la construction de leur État, ils en paieront le prix.»
Même dans les cas où l’extrémisme religieux plutôt que la colère contre les violences occidentales semblaient être la cause première, comme pour les meurtres de Charlie Hebdo perpétrés pour venger ce que les attaquants considéraient comme un blasphème religieux, il semble évident que les attaquants étaient radicalisés par leur indignation contre les atrocités étasuniennes en Irak, dont celles d’Abu Ghraib. Souligner le fait que la violence occidentale est un facteur clé du terrorisme anti-occidental ne veut pas dire qu’elle en soit la seule cause.
Mais quel que soit le point de vue que l’on peut avoir sur les causes, c’est une erreur flagrante de prétendre que ceux qui y voient une relation de cause à effet nient que les terroristes font acte de volonté. Au contraire, l’argument est que s’ils sont engagés dans un processus de décision, un processus dont le résultat est tout à fait prévisible, alors ils vont en conclure que leur violence contre l’Occident est tout à fait justifiée par les violences occidentales visant principalement des pays musulmans. Croire en cela n’est pas renier tout libre arbitre aux terroristes, mais au contraire leur en attribuer.
Le fait est qu’ils ne sont pas forcés, ni contraints, et n’agissent pas par pur réflexe ; le fait est qu’ils ont décidé que la seule façon valable et efficace de répondre aux attaques et aux interférences occidentales contre les sociétés musulmanes est d’attaquer en retour. Quand un de ses amis a demandé à Shahzad, celui qui a tenté l’attentat contre Time Square, s’il ne pouvait pas utiliser des voies pacifiques contre l’interférence occidentales envers les sociétés musulmanes, celui-ci a répondu : «Peux tu me donner une autre manière de sauver les oppressés ? Et une autre manière de contre-attaquer lorsque des roquettes sont tirées contre nous et que coule le sang musulman ?»
Bien sûr, on peut objecter à la validité de ce raisonnement, mais pas en niant que la décision de s’engager dans cette violence est le résultat d’un processus de raisonnement.
En mettant l’accent sur la relation de cause à effet entre la violence étasunienne et la décision de répondre à l’Ouest par la violence, on ne nie pas que les terroristes manquent de libre arbitre, on ne prétend pas qu’ils sont forcés par l’Occident à agir ainsi, on ne les infantilise pas. Reconnaître ce lien de cause à effet est faire exactement l’opposé : reconnaître que certains êtres humains vont décider, en utilisant leur logique, leur facultés de raisonnement et leur capacités de décision d’adulte, que cette violence est justifiée et même nécessaire contre ceux qui imposent eux-mêmes violence et agression à d’autres. Et pour ceux dont la logique est faible, voyez ici qu’une tentative d’explication n’a rien à voir avec une tentative de justification.
Il est logique que des Occidentaux ayant l’esprit tribal et une haute idée d’eux-mêmes veuillent complètement s’absoudre, eux et leurs gouvernements violents, de tout rôle dans la violence terroriste qu’ils sont si prompts à dénoncer. C’est la nature de l’instinct tribal chez les humains. Ce n’est pas la faute de ma tribu, qui est supérieure, c’est celle de l’autre tribu. Mais déformer le débat de cette manière, ce n’est ni acceptable, ni une preuve d’intelligence.
Glenn Greenwald
Source:The Intercept.