Les médias israéliens, longtemps soumis, ont passé l’année dernière à imprégner le public d’un sentiment de droiture à propos de la guerre de Gaza. Selon l’observateur des médias Oren Persico, inverser cet endoctrinement pourrait prendre des décennies.

© Oren Persico

Au beau milieu de notre conversation, Oren Persico a fait un aveu surprenant. Ce journaliste israélien de renom, dont le travail a consisté la majeure partie des vingt dernières années à surveiller les médias de son pays, ne regarde pas les journaux télévisés israéliens grand public.

“Je n’y arrive tout simplement pas” me dit M. Persico, qui travaille depuis 2006 comme rédacteur pour le site israélien de surveillance des médias The Seventh Eye. “C’est déprimant et exaspérant – c’est de la propagande, c’est truffé de mensonges. C’est surtout le reflet de la société dans laquelle je vis, et il m’est difficile de casser la dissonance entre ma vision du monde et ce qui m’entoure. J’ai besoin de préserver ma santé mentale”.

Au lieu de regarder la télévision, M. Persico se tient au courant en consultant les sites d’information et les réseaux sociaux, et en regardant les vidéos que lui envoient les internautes.

Mais éteindre la télévision ne suffit pas à mettre fin à la dissonance et à la détresse de M. Persico, qui n’ont fait que croître depuis l’attaque de la bande de Gaza par le Hamas, le 7 octobre dernier, et par l’armée israélienne, depuis un an. Lorsque la guerre a commencé, les médias israéliens se sont trouvés à un tournant décisif, devant faire face au traumatisme d’une nation ébranlée par une violence sans précédent qui s’est rapidement repliée sur sa perception profondément ancrée du statut de victime historique. Les diffuseurs d’informations ont réagi à ce traumatisme national, note M. Persico, en se glissant davantage dans les griffes de la propagande validée par l’État.

Alors que les violences quotidiennes se métamorphosaient en semaines et en mois, les médias israéliens sont revenus aux schémas familiers : se rallier au drapeau, amplifier les récits de l’Etat, et marginaliser toute couverture critique de la brutalité d’Israël à Gaza, sans parler de montrer des images ou de raconter des histoires de souffrance humaine parmi les Palestiniens de la bande de Gaza.

Le chemin est tracé depuis longtemps. Le paysage médiatique israélien, qui, selon M. Persico, a toujours été soumis à l’establishment politique et militaire, a subi des pressions incessantes de la part de Benjamin Netanyahu au cours de la dernière décennie. Le Premier ministre israélien a tenté de le transformer en un outil de pouvoir pour assurer, en fin de compte, sa propre survie politique. Les médias privés, plus intéressés par la fidélisation des téléspectateurs que par la remise en cause du pouvoir, sont devenus la proie de la stratégie de Netanyahu en matière de coercition, d’autocensure et de pression économique.

Ces dernières années ont également été marquées par la montée en puissance de Now 14 (plus connue sous le nom de Channel 14), la version italienne de Fox News, ouvertement alignée sur Netanyahu, et qui remet en cause la domination de longue date de Channel 12. Elle propose aux téléspectateurs non seulement des informations, mais aussi des controverses anti-palestiniennes – le plus souvent ouvertement génocidaires – conçues comme des divertissements. Le recours habile de Netanyahu à des organes de propagande tels que Channel 14, ainsi qu’aux réseaux sociaux, l’a aidé à se forger un public dévoué qui le défend et le soutient contre les pressions nationales et internationales.

Dans un entretien avec +972, abrégé et édité pour plus de clarté, Persico réfléchit au rôle historique des médias dans le déni des violations des droits de l’homme en Israël, à leur incapacité à remettre en question l’establishment politique et à l’absence quasi-totale de solidarité envers les journalistes palestiniens sous les bombardements à Gaza.

Parlez-moi du paysage médiatique en Israël à l’approche du 7 octobre.

Le 6 octobre, les médias israéliens – publics ou privés, à la télévision, à la radio ou sur internet – étaient fragilisés et paralysés après plus d’une décennie consacrée au contrôle exercé par le Premier ministre Benjamin Netanyahu. Alors que certains médias étaient simplement devenus un outil dans la guerre de propagande de M. Netanyahu, d’autres se sont peu à peu pliés à ses pressions, diffusant sur leurs ondes les propos des alliés du Premier ministre et leurs arguments.

[Quelques mois avant le 7 octobre, le ministre de la Communication, Shlomo Karhi, a annoncé un projet de loi visant à réformer le paysage médiatique, fondé sur son désir de faire disparaître la Société publique de radiodiffusion d’Israël [connue familièrement sous le nom de KAN] et de “s’occuper” [c’est-à-dire d’exercer un contrôle sur] du secteur des médias privés. Tout cela a été réalisé au nom de l’“ouverture du marché” et de la “suppression du contrôle”, des slogans qui signifient en fait faciliter la tâche des médias qui servent les intérêts de Netanyahu tout en bridant les médias trop critiques.

Quelles mesures Netanyahu et ses gouvernements successifs ont-ils prises pour réprimer la presse au cours des dernières décennies ?

Depuis 1999 [lorsque Netanyahu a perdu les élections après son premier mandat de Premier ministre], les médias ont été désignés comme ses ennemis, et il a progressivement uniformisé sa base dans une lutte populiste à leur égard. C’est particulièrement vrai depuis 2017, lorsque les nombreux scandales judicaires ont exposé – tous directement liés à ses tentatives de prise de contrôle des médias.

Au cours de la dernière décennie, Netanyahu a tenté de faire disparaître Channel 10, d’éviscérer la domination de Yedioth Ahronoth dans la presse écrite israélienne, il aurait promis  à un magnat des médias des changements réglementaires bénéfiques en échange d’une couverture positive le concernant, lui et sa famille, et a soigneusement placés ses soutiens dans tous les médias israéliens possibles, de Channel 12 et de la radio de l’armée israélienne à i24 et à KAN.

Et pourtant, on ne saurait rejeter toute la responsabilité sur le Premier ministre. Netanyahu opère dans un pays où la plupart des médias sont privés et où le public a glissé à droite. Ces médias commerciaux ne veulent pas perdre de téléspectateurs ni de lecteurs. Sans audience, impossible de vendre la publicité, et de garder l’audience si l’on diffuse des sujets qui la mettent en colère.

Aucune analyse des médias israéliens d’aujourd’hui n’est complète sans parler de Channel 14, qui est devenu un tour de force dans le paysage, et qui pourrait encore dépasser Channel 12 dans son emprise sur le marché.

Channel 14 est née de la Jewish Heritage Channel, une petite station qui a échoué la plupart du temps et qui se consacrait à la diffusion de contenus religieux, mais qui n’avait pas de licence de diffusion d’informations. Peu à peu, M. Netanyahou et ses alliés ont commencé à s’attaquer à ces réglementations : la chaîne a fini par obtenir une licence pour diffuser des informations et est devenue l’organe de propagande à part entière que l’on connaît aujourd’hui.

Bien qu’elle soit aujourd’hui la deuxième chaîne la plus populaire en Israël, elle continue de recevoir les avantages comme si elle était la petite entreprise qu’elle était à l’origine. Aujourd’hui, la chaîne est détenue par le fils d’un oligarque qui entretient des liens étroits avec Netanyahou.

Avec la réforme du système judiciaire au début de l’année 2023, de nombreux médias se sont souvenus de leur mission et de leur rôle : couvrir de manière critique tous les rouages du pouvoir dans le pays, qu’il s’agisse des élites économiques ou de la classe dirigeante. Channel 14, en revanche, a décidé de se rallier à la position du gouvernement.

Les téléspectateurs de Channel 14 forment également une sorte de communauté. Les sondages montrent régulièrement que, contrairement à Channel 11, Channel 12 et Channel 13, dont les téléspectateurs zappent d’une chaîne à l’autre, les téléspectateurs de Channel 14 sont des inconditionnels de leur chaîne [et ne cherchent pas à s’informer ailleurs].

Cela signifie-t-il que si Netanyahu se réveille un matin et décide d’adopter telle ou telle position, Channel 14 transmettra ce message à ses téléspectateurs ?

Comme tout le dispositif médiatique que Netanyahu a bâti – souvent qualifié de “machine à empoisonner”, et qui recourt aussi bien aux médias conventionnels qu’aux réseaux sociaux – Channel 14 est un outil de propagande. Elle est considérée comme amusante : elle fournit un divertissement aux masses.

Cela ressemble beaucoup à ce que font Donald Trump et Fox News aux États-Unis. À quoi cela ressemble-t-il sur Channel 14 ?

Les Israéliens mènent une guerre sanglante depuis plus d’un an, et ce qu’ils retiennent de Channel 14, c’est le sentiment que nous sommes en train de gagner, et que la vie est belle. La chaîne met l’accent sur les succès militaires d’Israël tout en minimisant ses échecs – et dénonce les autres chaînes d’information pour avoir encouragé la panique et le défaitisme.

Par exemple, à la suite de la frappe d’un drone sur une base militaire de Tsahal, qui a tué quatre soldats et en a blessé des dizaines d’autres, les sites des médias israéliens ont maintenu l’information à la une pendant toute la nuit et la matinée. Ce n’est pas le cas de Channel 14, qui en a fait le titre principal de son site web pendant une demi-heure, avant de le remplacer par un sondage montrant que la plupart des Israéliens sont favorables à une attaque contre l’Iran.

Le journal s’en prend également aux “ennemis habituels” – les autres médias, l’élite de l’armée et le procureur général – en les accusant de collusion contre le gouvernement et en leur attribuant la responsabilité du marasme que connaît Israël aujourd’hui. Le programme est truffé de messages incitatifs, de propagande et de théories du complot, et exalte le désir de vengeance de la population depuis le 7 octobre. Les chroniqueurs de “The Patriots”, l’émission phare de la chaîne animée par Yinon Magal, appellent régulièrement au génocide et à l’extermination [des Palestiniens]. De nombreux téléspectateurs se réjouissent de ces propos, qui confirment ce qu’ils ressentent déjà.

Il semble que la popularité de Channel 14 soit sortie de nulle part. Comment cela s’est-il produit ?

Dès l’instant où les grands médias israéliens se sont élevés contre la réforme judiciaire, l’audience de Channel 14 a commencé à grimper en flèche. La deuxième poussée d’audience a eu lieu immédiatement après le 7 octobre. Ces deux pics représentent la capacité de la chaîne à rassembler ses téléspectateurs en une communauté.

Après deux ou trois semaines consacrées à afficher une sorte d’“unité nationale” à la suite des attaques du Hamas, les médias israéliens sont rapidement revenus à leurs positions antérieures, soit pro-, soit anti-Netanyahu. Plusieurs voix se sont élevées sur Channel 14 dans les jours qui ont suivi pour imputer au Premier ministre la responsabilité des événements du 7 octobre, mais elles se sont elles aussi très vite ralliées à la ligne du parti.

La croissance constante et l’intégration de Channel 14 après le 7 octobre est, à mon avis, l’évolution la plus significative observée dans les médias israéliens depuis le massacre.

Mais l’étalage de la rhétorique extrémiste et du bellicisme ne s’est certainement pas limité à Channel 14. Nous l’avons constaté sur pratiquement tous les médias dominants après le 7 octobre, qu’ils soient ou non critiques à l’égard de Netanyahu.

Pour la première fois de son histoire, Channel 12 doit faire face à une concurrence acharnée de la part de Channel 14. Elle a commis l’erreur classique d’essayer de plaire à tout le monde, y compris aux fascistes qui regardent la 14, et fournit ainsi une tribune à des gens comme Yehuda Schlesinger [qui a préconisé de faire du viol des détenues palestiniennes au centre de détention de Sde Teiman une politique officielle].

Il faut se souvenir que les journalistes en Israël sont partie prenante de la société israélienne. Ils connaissaient des citoyens qui ont été tués ou kidnappés le 7 octobre. Ils connaissent des soldats à Gaza.

Bien sûr, mais ils doivent aussi rendre compte au public de ce qui se passe, et pas seulement aux Israéliens. Sinon, on peut parler de manquement au devoir.

C’est vrai, mais je considère également que leur comportement – qui consiste à mettre de côté leur intégrité journalistique afin de favoriser l’unité du public – est une réaction naturelle et humaine à la suite d’un événement aussi traumatisant. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose, c’est bien sûr une erreur. Mais il est clair qu’on ne peut pas s’attendre à autre chose de leur part.

N’allez-vous pas un peu vite en besogne ?

Les journalistes israéliens considèrent qu’il est de leur devoir patriotique de se concentrer sur notre statut de victime, d’ignorer les pertes subies par l’autre camp et de remonter le moral de la nation, en particulier celui des soldats israéliens. Pour moi, le patriotisme consiste à fournir des informations fiables au public afin qu’il puisse se faire une idée juste de ce qui se passe autour de lui. Sinon, la société israélienne – ou toute autre société – se forgera une vision déformée de la réalité, fondée sur l’ignorance, le mensonge et le déni. Cela se traduit par une société faible qui peut s’effondrer plus facilement. Dire la vérité aura l’effet diamétralement opposé, mais les journalistes ici n’y croient pas.

Les médias israéliens montrent-ils au public ce que l’armée inflige aux Palestiniens de Gaza ?

Non.

Des journalistes palestiniens inspectent les routes endommagées par un raid militaire israélien dans la ville de Jénine, en Cisjordanie, le 6 septembre 2024. (© Nasser Ishtayeh/Flash90)

Recensent-t-ils les violations des droits de l’homme commises par Israël en Cisjordanie ?

Non.

Est-ce qu’ils retracent les mensonges répétés du porte-parole de l’IDF ?

Non plus.

Je comprends votre point de vue sur les premières semaines au cours desquelles les journalistes ont été profondément traumatisés, mais un an après le 7 octobre, les journalistes continuent, pour la plupart, à abdiquer leurs responsabilités quand il s’agit de faire face à ces questions fondamentales. Ont-ils simplement cessé de s’en préoccuper ?

Dans son ensemble, la société israélienne détient une longue expérience en matière d’indifférence à l’égard des crimes commis contre les Palestiniens. Qu’il s’agisse de la Nakba, qui est un sujet totalement tabou, ou de l’occupation militaire permanente sur des millions de personnes. Les médias et les téléspectateurs participent à une sorte de pacte du silence : le public ne veut rien savoir, alors les médias n’en parlent pas. Ces mécanismes psychologiques étaient déjà tellement enracinés que le 7 octobre que les mécanismes se sont enclenchés et n’ont fait que s’amplifier.

Ce que nous avons vu au cours de l’année écoulée est le résultat d’un processus de plusieurs décennies visant à faire comprendre aux journalistes et aux téléspectateurs que certaines choses ne doivent tout simplement pas être abordées ni diffusées dans les journaux télévisés. La plupart des journalistes qui travaillent dans ces grands médias savent ce qui se passe, mais ils ne veulent pas s’aliéner leurs téléspectateurs de peur de perdre de l’audience. Il faudra des décennies pour inverser ce type d’endoctrinement.

Ils font comme si tout cela n’existait pas ?

Les médias grand public savent qu’il n’y a pas lieu de se réjouir des violations des droits de l’homme, et se contentent donc de les ignorer. Nous ne voyons pas de gros titres sur le ministère de la Santé de Gaza annonçant que 40 000 Palestiniens ont été tués à Gaza. Nous ne découvrons pas d’histoires vécues par des Palestiniens sous les bombardements israéliens. Nous n’entendons pas parler des maladies qui ravagent la bande de Gaza. Ce que j’ai personnellement entendu de la part des journalistes, c’est que “ce n’est tout simplement pas le moment de parler de ça”.

Un casque de presse est déposé sur la tombe de Hamza Dahdouh, un journaliste palestinien qui travaillait pour Al Jazeera et le fils du chef du bureau d’Al Jazeera à Gaza, Wael Dahdouh, tué lors d’une frappe de drone israélienne à Rafah, le 7 janvier 2024. (© Mohammed Talatene/picture-alliance/dpa/AP Images)

Il semble qu’à chaque fois qu’on allume l’une de ces chaînes d’information, on revit constamment les horreurs du 7 octobre, que ce soit à travers des récits de survivants ou de nouveaux reportages d’investigation. Quel effet cela a-t-il sur le public israélien ?

Le 7 octobre a été l’événement qui a redonné aux Juifs israéliens le statut de victime historique. Les images de kibboutzim et de villes israéliennes envahis et massacrés par des tireurs du Hamas nous renvoient aux images anciennes de l’Holocauste. Ce n’est pas une plaisanterie : nous sommes une société profondément “post-traumatique” qui n’a pas encore surmonté l’Holocauste, et ce jour-là, pour la première fois, l’État qui était censé prévenir de futurs Holocaustes a échoué.

Et pourtant, la propagande diffusée par les journaux télévisés au cours de l’année écoulée ne fait que renforcer et légitimer la violence étatique à l’encontre des Palestiniens. Elle rationalise la nécessité de tout mettre en œuvre pour anéantir ceux qui sont présentés comme le “mal absolu”. En fin de compte, elle insuffle aux Israéliens un sentiment de légitimité, indispensable lors d’une guerre de longue haleine dont l’issue reste floue.

Quelle est l’influence réelle des médias israéliens sur le public, en particulier lorsque tant de gens accèdent à d’autres sources d’information sur les réseaux sociaux ?

Si, par le passé, le rôle des médias était de servir de médiateur et de structurer la réalité [pour le téléspectateur], le rôle central des médias israéliens aujourd’hui est de définir les limites de la légitimité face au discours public, ainsi que de déterminer qui est autorisé à y prendre part. Si vous regardez Channel 12, par exemple, vous verrez que lorsqu’il s’agit de questions militaires, ce sont d’anciens militaires – des hommes pour la plupart – qui participent à la conversation.

On ne peut ignorer une autre dimension du rôle des médias : fournir une tribune aux initiatives de hasbara israéliennes, et souvent servir de bras armé à celles-ci, avec des influenceurs tels que Yoseph Haddad apparaissant régulièrement dans les différents journaux télévisés.

Absolument. La hasbara est très sollicitée, et les médias – tant commerciaux que publics – la fournissent au public, parce que c’est ce que le public attend. Cela a atteint un point tel que, même avant la guerre, Yoseph Haddad représentait plus d’un tiers de toutes les interventions d’“experts arabes” dans les médias israéliens. C’est normal qu’ils l’invitent, mais il ne représente en aucun cas la majorité des citoyens palestiniens d’Israël.

Yoseph Haddad, un militant arabo-israélien, en compagnie de soldats lors d’une opération militaire à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, le 28 décembre 2023. (© Yonatan Sindel/Flash90)

Israël se vante souvent de disposer d’une presse libre et extrêmement critique à l’égard du gouvernement. Est-ce vrai ?

Lors de tous les grands événements [historiques], les médias israéliens ont toujours été loyaux envers l’establishment politique et militaire du pays – qu’il s’agisse d’une guerre, d’un plan de paix ou d’un programme économique. Jusqu’à la réforme du système judiciaire, ils ont soutenu pratiquement toutes les grandes décisions politiques du gouvernement. Elle est très critique à l’égard de Netanyahu, car c’est un menteur corrompu qui fait clairement passer ses intérêts privés avant ceux de l’État. Mais elle ne critique pas l’armée ou l’État lui-même.

Rappelons qu’en 2002, l’indignation de l’opinion publique a été immense après qu’Israël a assassiné le chef du Hamas [Salah Mustafa Muhammad Shehade] et tué 14 membres de sa famille, dont 11 enfants. Mais le maintien d’une occupation qui ne fait l’objet d’aucune couverture médiatique entraîne également une érosion de l’indignation publique et des normes journalistiques. Aujourd’hui, l’armée peut sans problème tuer 14 personnes s’il s’agit d’éliminer un membre peu influent du Hamas, et les médias, à l’exception de journaux comme Haaretz, s’en accommodent.

En quoi les médias auraient-ils pu réagir différemment dans leur couverture de l’événement du 7 octobre ? En quoi auraient-ils pu faire la différence ?

Tout d’abord, au cours des premiers jours suivant l’attaque, les médias ont accompli un travail exceptionnel à un moment où les autres institutions d’Israël ne fonctionnaient tout simplement pas. Les médias ont transmis des images au public, [ce qui a permis] d’aider les réfugiés du sud et ceux qui ont survécu au massacre en fournissant une véritable logistique aux gens, car l’État ne fonctionnait tout simplement pas à ce moment-là.

Personne ne force le public israélien à ne pas savoir ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie. Ceux qui veulent savoir peuvent consulter le New York Times ou le Guardian. Imaginez que vous preniez Haaretz ou +972 et que vous en fassiez une chaîne d’information grand public – cela changerait-il quelque chose ? Peut-être un peu, mais nous parlons ici de casser des générations d’endoctrinement.

Le mois dernier, nous avons assisté à une sorte d’euphorie publique suite aux attaques de beepers et à l’assassinat du chef du Hezbollah Hassan Nasrallah, pour lequel Amit Segal et Ben Caspit, de Channel 12, ont bu des verres et porté un toast à sa mort à la télévision. Cette euphorie s’est poursuivie avec l’invasion du Sud-Liban par Israël et l’assaut du Nord de Gaza dans le cadre de ce que l’on appelle le “plan des généraux”, qui vise à liquider efficacement la région. Que pensez-vous de cette atmosphère ouvertement festive dans les rédactions ?

Les succès d’Israël au Liban ont été accueillis avec force fanfares et célébrations. Dans les jours qui ont suivi ces “victoires”, les médias ont très peu discuté de l’importance géopolitique de ce moment, au-delà des préjudices causés par Israël au Hezbollah, qui, selon les experts, pourraient entraîner la proclamation de sa défaite. Personne n’a pris la parole pour évaluer de manière réaliste la possibilité du passage à une phase où l’on constatera une augmentation des tirs de roquettes et de drones dans le nord du pays.

Cela fait penser à ce qui s’est passé immédiatement après l’attaque du Hamas, lorsque les médias ont affirmé que l’opération ne durerait que quelques semaines ou quelques mois. [Ils ont totalement ignoré le fait qu’en 2014, les forces armées israéliennes ont estimé que la réoccupation de la bande de Gaza pourrait prendre cinq ans et coûterait la vie à des dizaines de milliers de Palestiniens et d’Israéliens. Netanyahu aurait divulgué ce diagnostic à Channel 2 en 2014, précisément parce qu’il était conscient de ces coûts immenses et qu’il ne voulait pas réoccuper militairement la bande de Gaza. Pourquoi les médias ne rappellent-ils pas ces analyses au public ? Pourquoi Udi Segal, le journaliste de Channel 2 qui a été le premier à exposer cette présentation, n’en parle-t-il pas aujourd’hui ?

Je suis sûr qu’il existe des évaluations similaires concernant le Hezbollah, mais lorsque l’armée israélienne a lancé son invasion, les médias ont affirmé qu’elle ne durerait que quelques semaines. Ceci nous ramène à la première guerre du Liban, lorsque les médias ont fait des déclarations tout à fait similaires sur la durée de l’opération [l’armée israélienne est restée dans le sud du Liban pendant près de deux décennies].

Israël a tué 168 journalistes palestiniens à Gaza depuis octobre dernier, selon le Syndicat des journalistes palestiniens. Quel est le degré de solidarité des journalistes israéliens avec leurs homologues palestiniens de Gaza, ou avec les journalistes d’Al Jazeera qui ont été bannis du territoire israélien et dont les bureaux à Ramallah ont été perquisitionnés et fermés par les forces israéliennes en septembre ?

Zéro. À la fin de l’année dernière, j’ai aidé Reporters sans frontières à organiser une pétition de solidarité des journalistes israéliens envers leurs collègues palestiniens. Je leur ai dit que personne, à part quelques représentants de la gauche radicale, ne signerait ce genre de déclaration, et j’ai proposé à la place d’essayer de faire signer aux journalistes israéliens une pétition demandant aux médias de mieux diffuser ce qui se passe à Gaza, parce que je pensais que nous serions en mesure de faire signer plus de journalistes traditionnels. Cela n’a pas été le cas. Très peu de gens ont voulu signer.

Ce que les journalistes israéliens ne comprennent pas, c’est que lorsque le gouvernement adopte sa « loi Al-Jazeera » il s’agit en fin de compte de quelque chose de bien plus important que de simplement cibler la chaîne. Il s’agit de donner au ministre des Affaires étrangères israélien le droit de priver toute chaîne d’information étrangère d’opérer en Israël sous prétexte qu’elle nuit au moral de la nation. Ce que le public israélien ne comprend pas, c’est que les prochains sur la liste sont BBC Arabic, Sky News Arabic et CNN. Après cela, ils attaqueront Haaretz, Channel 12 et Channel 13.

Que voyez-vous venir ?

Nous nous dirigeons vers un régime autocratique à la Orbán et tout ce qui va avec – dans les tribunaux, les universités et les médias. Bien sûr, c’est possible. Cela semblait irréaliste il y a encore dix ans, puis plus probable il y a cinq ans, lorsque les scandales juridiques liés aux affaires médiatiques de Netanyahu ont éclaté. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui, avec la réforme de l’appareil judiciaire. Nous n’y sommes pas tout à fait, mais nous en prenons le chemin.

By Edo Konrad, 16 octobre 2024

Edo Konrad est l’ancien rédacteur en chef du magazine israélien +972.

(NdT: On peut trouver sur l’article original les liens actifs).

(Mis à jour le 18.10.24 à 24.00 par Arrêt sur info)

Source: https://www.972mag.com/israeli-media-pact-of-silence-gaza/