
Les drapeaux israélien et américain flottent sur un bateau naviguant de Tibériade au kibboutz Ginnosar en Galilée. (Photo : James Emery/Wikimedia)
Le désir d’un cessez-le-feu aux États-Unis, en tout cas parmi les électeurs démocrates, est clair. Pourtant, alors que le massacre de Gaza entre dans son douzième mois, pourquoi les États-Unis continuent-ils d’agir comme ils le font ?
Après de longs mois et tant de bains de sang palestinien à Gaza, le monde occidental comprend enfin que la proposition de cessez-le-feu à Gaza ne se concrétise pas parce que le gouvernement israélien y fait obstacle.
Le désir d’un cessez-le-feu aux États-Unis, en tout cas parmi les électeurs Démocrates, est très clair. Si l’on en croit le président Joe Biden, la vice-présidente Kamala Harris et, à son discrédit, même la dirigeante progressiste Alexandria Ocasio-Cortez, l’administration travaille “24 heures sur 24” pour en obtenir un. Pourtant, alors que le massacre à Gaza entre dans son douzième mois, la seule superpuissance du monde semble impuissante face à l’intransigeance israélienne.
Si cela peut paraître absurde, c’est que ça l’est. Voilà pourquoi les États-Unis n’arrêtent pas Israël, comme ils pourraient aisément le faire en interrompant les flux constants d’armes.
Selon une interview accordée au magazine +972, l’ancien négociateur israélien Daniel Levy explique que les États-Unis ne veulent pas arrêter la guerre parce que “c’est aussi leur guerre”.
Il a raison. Daniel Levy évoque à la fois le lobby israélien et les forces géopolitiques qui poussent Washington à se comporter comme il le fait. L’entretien mérite d’être approfondi si l’on veut comprendre pourquoi les États-Unis ont agi comme ils l’ont fait depuis qu’Israël a débuté son massacre à Gaza.
Les forces politiques intérieures
Si les Républicains – qui sont également la cible de la propagande pro-israélienne – sont prédisposés à favoriser Israël parce que leurs opinions religieuses, de droite et souvent ouvertement racistes s’alignent sur l’agenda d’Israël, il est difficile en principe de convaincre les électeurs démocrates.
En recourant à de fausses accusations d’antisémitisme et à l’influence de donateurs démocrates et républicains conservateurs, les partisans d’Israël tentent de contrer la sympathie croissante des électeurs démocrates à l’égard des Palestiniens.
Comme le dit Levy, “Israël a perdu du point de vue du narratif, mais il ne faut pas sous-estimer le degré de contrôle qui peut encore être exercé par le pouvoir de l’argent et des forces pro-israéliennes… La Ligue anti-diffamation joue un rôle très important dans l’armement et l’instrumentalisation de l’antisémitisme et dans la criminalisation de la liberté d’expression des Palestiniens”.
Israël, qui aspirait autrefois à être perçu comme égalitaire, a reconnu il y a des années que cet effort était incompatible avec sa réalité d’État ethnique, construit sur le déplacement et la persécution des habitants de ce territoire, et régi par un ensemble complexe de lois qui s’apparentent à de l’apartheid.
Entre changer en profondeur cet État, assumer véritablement son histoire et réparer les torts causés à ceux qui ont lutté pour l’établir et le préserver, et continuer à recourir à la force massive pour maintenir un régime raciste, Israël a choisi la seconde option. Ses manœuvres de séduction à l’égard des libéraux occidentaux ont été vouées à l’échec. Au fil des ans, Israël s’est donc détourné de ces efforts et a appliqué son schéma de force brute avec beaucoup plus d’intensité sur les campus universitaires, dans les tribunaux et dans les organes législatifs.
Ces actions bâillonnent le débat légitime, créent une atmosphère de peur, isolent et exposent aux attaques les orateurs les plus radicaux qui refusent de laisser ces méthodes museler leur indignation face au génocide à Gaza et à l’escalade de la violence en Cisjordanie.
Toutefois, en dépit de tous ces effets, l’argent et l’instrumentalisation de l’antisémitisme ne suffisent pas à déterminer la politique américaine. Ces paramètres sont les plus puissants au Congrès, mais ils ont moins d’impact (même s’ils ne sont pas dénués de sens) au sein de l’exécutif.
Intérêts géostratégiques américains
Comme l’a dit M. Levy, Gaza est la guerre des États-Unis, main dans la main avec Israël. Les États-Unis ne poursuivent pas ce génocide contre leur gré, et ne sont pas poussés dans cette voie par Israël ou ses lobbyistes.
Rappelons qu’à chaque fois qu’Israël a poussé la région au bord du gouffre, alors qu’il aurait suffi d’une nouvelle frappe à Téhéran ou à Beyrouth sur la bonne cible pour déclencher une guerre régionale, Israël n’a pas profité de l’occasion, même s’il en était à l’origine.
Notons également que les Etats-Unis n’ont pas besoin de lobbyistes pour s’engager dans des guerres meurtrières où les civils sont les premières cibles. Les milliers de drones lancés par les administrations de Barack Obama et de Donald Trump, les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan, les bombardements massifs et la famine provoquée par l’homme au Yémen, ainsi que la destruction de la Libye ne sont que quelques-uns des exemples les plus récents. Les interventions massives en Asie du Sud-Est et en Amérique latine des années précédentes, dont les effets sont encore profondément perceptibles, attestent que cette approche domine depuis longtemps la politique étrangère américaine.
Toute tentative de changement de la politique américaine au Moyen-Orient se heurte à un mode de pensée bien enraciné. On ne saurait la dissocier complètement de la défense des intérêts d’Israël. En fait, les deux sont complètement imbriqués. Mais si l’on s’en tient à ce que l’on appelle le “lobby”, on passe à côté d’éléments importants.
Levy l’a évoqué dans son interview : “L’école de pensée réaliste de la Sécurité nationale américaine considère comme un désastre pour les intérêts américains et comme une atteinte profonde à la réputation de l’Amérique. Cela a engendré une nouvelle vague internationale de colère contre l’Amérique, parce que c’est aussi la guerre de l’Amérique.”
Les réalistes s’opposent notamment aux idéologues pro-israéliens, ainsi qu’aux penseurs rigides de la politique étrangère qui voient le monde à travers une lentille binaire, artefact de la guerre froide. Ces penseurs ont tendance à favoriser Israël non pas par zèle ardent, mais parce qu’ils estiment nécessaire de soutenir des alliés contre des mouvements nationalistes ou indépendants.
C’est là que se situe la Palestine depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, que les forces en présence soient des communistes, des nationalistes arabes, des “islamistes” ou même des mouvements plus larges tels que le Mouvement des non-alignés ou les BRICS.
Ce type de raisonnement, qui divise le monde en deux blocs rivaux, se retrouve dans l’approche de Joe Biden vis-à-vis de la politique étrangère en général. C’est ce qui explique le revirement de sa rhétorique de campagne en 2020 sur l’Arabie saoudite, par exemple.
Joe Biden peut faire preuve de ferveur religieuse à l’égard d’Israël, mais il a aussi le sentiment que, toute rhétorique fleurie mise à part, les mouvements en faveur de la justice et des droits de l’homme ne sont acceptables que s’ils sont en phase avec les objectifs de “notre camp”.
Le refus de s’adapter à un monde en mutation
Alors que l’influence unipolaire des États-Unis continue de s’affaiblir, les décideurs politiques et ceux qui les influencent doivent soit s’adapter à un monde en mutation, c’est-à-dire s’accrocher désespérément à des stratégies dépassées qui deviennent de plus en plus inefficaces, voire préjudiciables.
L’adaptation aux nouvelles réalités prend du temps, surtout dans un pays doté d’une énorme bureaucratie politique comme les États-Unis. Les changements de politique générale ne sont pas universels, mais surviennent au cas par cas. Barack Obama, par exemple, a compris qu’il fallait changer d’approche pour défendre au mieux les intérêts des États-Unis.
La tentative initiale et naïve de M. Obama de faire pression pour un accord final mettant fin à l’occupation israélienne par le biais d’un gel de la colonisation a été rapidement repoussée par le soutien solidement ancré à Israël au sein de son propre parti. Il s’est ensuite concentré sur la nécessité de réduire les tensions avec l’Iran, avec l’objectif à long terme d’amener l’Iran à établir des relations diplomatiques stables avec les alliés des États-Unis dans la région. En dépit de l’opposition massive des Saoudiens et des Israéliens – dont Obama s’est occupé de manière criminelle, en partie en permettant aux deux pays de commettre des violences massives contre les Yéménites et les Palestiniens respectivement – le plan semblait fonctionner jusqu’à ce que Donald Trump le mette au rebut.
Joe Biden a poursuivi les politiques de Trump au lieu d’essayer de revenir à l’approche plus efficace d’Obama, bien que très éloignée des droits de l’homme ou de la justice. Le résultat a été le génocide à Gaza, le danger croissant d’une guerre avec l’Iran, l’escalade de l’agression israélienne en Cisjordanie et les menaces pesant sur la navigation en mer Rouge. Il n’est pas nécessaire d’être un défenseur de la Palestine pour comprendre que cette situation est préjudiciable au monde, y compris aux intérêts impériaux américains.
Mais tout le monde n’est pas d’accord. L’extrême droite israélienne a toujours pensé que la solution à tous ses problèmes était la force militaire. Elle s’est toujours farouchement opposée à d’autres tactiques, comme un processus de paix sans fin. Mais aujourd’hui, ils ont la possibilité de mettre en œuvre leur stratégie de prédilection et ils la poursuivent.
Les États-Unis disposent d’un groupe similaire de bellicistes en matière de politique étrangère, bien que, contrairement à Israël, il se compose de faucons libéraux et d’autres secteurs militaristes, ainsi que de la droite radicale. Comme en Israël, il y a un débat sur les tactiques, mais pas sur l’objectif ultime : affronter l’Iran et saper tout mouvement palestinien qui cherche à établir une entité nationale véritablement indépendante et autodéterminée.
Les tenants de l’école réaliste des relations internationales, ainsi que d’autres personnes conscientes des problèmes posés par le statu quo, affirment que notre soutien myope à Israël nuit aux intérêts américains. Mais l’argument ne tient pas car, comme l’a noté M. Levy, “l’Amérique dit: oui, les gens nous disent cela depuis des lustres, et rien ne se passe. L’Amérique continue de penser qu’elle peut assumer le coût que cela représente”.
La perte de crédibilité américaine liée à son soutien à Israël a atteint de nouveaux sommets avec la poursuite du génocide à Gaza, mais, comme pour Israël, les répercussions matérielles que nous avons ressenties ont été bien en deçà de ce qu’il faudrait pour faire changer d’avis ceux qui pensent que s’opposer aux mouvements nationaux indépendants et soutenir inconditionnellement nos alliés est fondamental pour la puissance mondiale américaine.
D’autres pays, y compris des alliés des États-Unis, ne sont pas aussi bornés. L’Arabie saoudite s’efforce de maximiser les avantages qu’elle tire des États-Unis tout en élargissant ses relations avec la Chine et en cherchant à trouver un compromis avec l’Iran.
Si le rétablissement des relations diplomatiques entre les Saoudiens et l’Iran a fait l’objet d’une attention considérable, ils ne sont pas les seuls. Bahreïn s’efforce également d’améliorer ses relations avec l’Iran. L’Irak devient de plus en plus hostile à la présence américaine à l’intérieur de ses frontières, et a joué un rôle clé en surmontant les divergences entre le monde arabe et l’Iran.
L’organisation des BRICS s’est élargie à neuf membres, dont l’Iran, l’Égypte et les Émirats arabes unis. L’Arabie saoudite a également été invitée à s’y joindre. Dix-huit autres pays, dont la Turquie, le Koweït, le Bahreïn et la Palestine, ont posé leur candidature.
L’équilibre du pouvoir mondial est en train de changer et, tragiquement, les effets de la lutte des anciennes puissances pour conserver le pouvoir se traduisent à la fois par un net glissement vers la droite, et par une hausse considérable de la violence à l’encontre des civils.
Alors que les militants aux États-Unis et en Europe ne peuvent que continuer à faire pression pour que les politiques de leur propre gouvernement changent, il faut espérer que les dirigeants palestiniens tirent les leçons des échecs de l’OLP et s’éloignent de l’espoir futile que le changement puisse venir des États-Unis.
Levy a raison lorsqu’il déclare : “Si je devais concevoir un nouvel effort de paix aujourd’hui, je ferais tout pour briser le monopole américain. Cela signifie que les Palestiniens doivent fondamentalement changer leur façon de penser en s’éloignant de la vision centrée sur les États-Unis ou l’Occident, et qu’ils doivent utiliser la géopolitique à leur avantage”.
Cela s’applique non seulement aux Palestiniens, mais aussi au petit cercle d’Israéliens qui souhaitent un changement fondamental, y compris une véritable égalité pour tous. Il s’agit également d’un point de repère pour les stratégies de tous ceux d’entre nous qui s’efforcent de modifier la politique américaine et européenne. En fin de compte, la meilleure chose que nous puissions faire est de mettre nos gouvernements à l’écart. Leur implication a toujours été bien plus néfaste que bénéfique.
Article original en anglais publié le 6 septembre 2024 sur Mondoweiss.net