Peut-on se mobiliser pour l’Ukraine tout en restant à bonne distance de la guerre ?
Un article de Déborah Brosteaux
Le constat n’est pas récent, mais le 24 février 2022 lui a donné une tournure nouvelle : nous ne vivons pas la guerre, mais nous ne sommes pas en paix. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a déclenché, ici à l’Ouest de l’Europe, un intense enchevêtrement d’affects : choc et sidération face à une guerre qui éclate sur le continent européen ; peur devant la possibilité d’une escalade ; sentiments de solidarité envers les Ukrainiens ; angoisse sourde suscitée par la réapparition de la menace d’une guerre nucléaire sur notre scène géopolitique. Aux premières semaines de la guerre, une grande excitation était également palpable, une atmosphère de survoltage, rythmée par l’emballement médiatique et les appels politiques à la mobilisation. Dans le même temps, nous n’en demeurons pas moins à une certaine distance de la guerre, physiquement et affectivement, à l’abri de ses violences, et priant pour le rester.
Cette manière à double tranchant d’être affectés par la guerre en Ukraine, en y étant intensément investis tout en restant à distance, est nouée aux modalités sous lesquelles nos États se sont activement engagés dans le conflit. Les États membres de l’OTAN multiplient en effet les manières de s’impliquer dans cette guerre le plus possible, tout en cherchant à maintenir la distance. Les livraisons massives d’armements à l’armée ukrainienne se doublent de toute une série de discussions quant au choix du type d’armes à fournir, les armements lourds augmentant le risque de riposte par la Russie. Les militaires de l’OTAN n’opèrent pas directement sur les zones de combat, mais sont déployés en force aux frontières de l’Ukraine. Et la manière même dont ils nomment leur engagement est prise dans ce rapport double, bifide, désignant la Russie comme ennemi tout en évitant de se dire en guerre contre elle. Souffler en permanence le chaud et le froid, telle est la dynamique périlleuse dans laquelle nous nous trouvons embarqués, et qui semble si difficile à désamorcer ou à démonter. Rétrécir l’engagement implique de limiter le soutien aux Ukrainiens qui défendent leur territoire contre une guerre d’invasion ; négliger la distance ouvre à une escalade du conflit entre l’OTAN et la Russie. On ne peut ici, pour commencer, que prendre acte d’une telle impasse. Aucune voie n’équivaut une autre, mais il n’y a pas d’issue glorieuse : pas de revendication de retrait qui puisse être innocente ; pas de soutien qui puisse être innocent. Aucune position qui puisse simplement s’extraire des dynamiques de la guerre.
Nos affects se retrouvent activement recrutés dans ces dynamiques et dans leurs impasses, et cette situation mérite toute notre attention. Si on ne peut simplement s’en extraire, on peut cependant cultiver la plus grande vigilance face aux manières dont nous nous retrouvons activement embarqués de part et d’autre de ces pentes de la guerre.
ENTRE MOBILISATION INTENSE…
Une première pente, donc : la mobilisation intense dans cette guerre, « à chaud ». Le déclenchement de la guerre a suscité, à l’Ouest de l’Europe, le sentiment d’être extrêmement démunis face à ce qui a largement été présenté et vécu comme un « retour du spectre de la guerre ». Cependant, tout l’emballement qui s’en est suivi montre avec quelle vitesse et efficacité des affects et réflexes issus d’une longue histoire européenne de la mobilisation guerrière peuvent être réactivés. Pas si démunis que cela donc. En témoigne la rapidité saisissante avec laquelle cette guerre a déclenché tout un engouement politique, médiatique, et des secteurs industriels et financiers pour enfin refinancer les armées (en Allemagne, en France, en Belgique…). Un engouement qui s’est traduit par la relance massive des budgets alloués à la défense. Dans le même temps, les discours politiques et journalistiques nous annonçaient que « nous vivions un véritable tournant », que « nous entrions dans une ère nouvelle » où « rien ne serait plus comme avant »1. Ces réactions en chaine montrent à quel point nos sociétés restent outillées pour la mobilisation guerrière. Sa logique imprègne jusqu’aux mesures les plus souhaitables, telles que l’organisation de l’accueil des réfugiés ukrainiens. Beaucoup ont soulevé le prisme racial à l’œuvre dans le choix d’organiser à grande échelle l’accueil des réfugiés d’Ukraine, de la part d’États qui mènent simultanément des politiques radicales de non-accueil pour les ressortissants des pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Il faut ajouter à ce prisme racial que ces politiques à deux vitesses prolongent des manières différentes d’être engagés dans la guerre. Là où leurs engagements en Syrie, au Mali, en Afghanistan ou encore par exemple au Yémen (où les Houtis sont combattus par l’Arabie saoudite avec des armes belges, allemandes, françaises…) consistent à s’impliquer dans la guerre tout en assumant le moins de responsabilités possible face aux effets qu’elle entraine, l’accueil des réfugiés ukrainiens s’inscrit dans une politique de mobilisation active qui se prolonge sur notre propre sol. Cela n’annule en rien tous les efforts de solidarité, la valeur et le besoin de ces efforts, mais sur un mode qui témoigne en même temps de notre inscription dans la guerre. Même les gestes les plus justes ne peuvent, dans un tel contexte, être dits purs de toute forme de recrutement.
… ET MISE À DISTANCE
À cette dynamique de la mobilisation se noue une deuxième pente : l’engagement dans la guerre sur un mode qui vise à la tenir, en même temps, à distance. En ce sens, la guerre en Ukraine est loin de marquer une pure et simple rupture avec les décennies de paix armée européenne qui ont précédé : nous assistons en même temps à une réarticulation de cette dernière. Les mesures économiques prises par les pays membres de l’OTAN à l’encontre de la Russie sont, à ce titre, caractéristiques d’une manière de faire la guerre tout en se donnant les moyens de dire qu’on ne la fait pas tout à fait, donc en la maintenant à une certaine distance. Ce maintien de la distance en passe également par des pratiques langagières. Ainsi, le fait de parler de « sanctions économiques », plutôt que de « guerre économique »2. Cet évitement du nom de « guerre » nous donne facilement le sentiment d’une moindre violence. Pourtant ces mesures ne sont pas une manière d’atténuer l’engagement guerrier, elles sont au contraire une manière de le mettre en œuvre, escomptant un impact lourd sur la société russe, populations en première ligne. Face à cela, il pourrait être tentant d’enjoindre à « désigner au moins les choses par leur nom ». Mais nommer la guerre, tout comme ne pas la nommer, a des effets puissants et lourds de conséquences, et on sent aussitôt la pente sur laquelle glisserait en retour une telle injonction. Lorsque Bruno Le Maire, le ministre français de l’Économie et des Finances, se revendiquait dans un discours public d’« une guerre économique et financière totale livrée à la Russie »3, il est évident qu’il faisait tout autre chose que de « nommer simplement » ce qui avait déjà cours : il précipitait le langage de la guerre sur une pente d’autant plus glissante. Face à la réaction de la Russie, menaçant la France de représailles, Le Maire a dû rétropédaler rapidement, affirmant qu’il s’agissait d’un lapsus.
GUERRE NUCLÉAIRE : EN PARLER PLUS OU MOINS ?
C’est peut-être face à la réapparition de la menace de guerre nucléaire – dans ses accents à la fois de cauchemar apocalyptique et de guerre froide, latente, diffuse – que nos territoires affectifs, leurs enchevêtrements d’emballement et de mise à distance, se retrouvent le plus étroitement noués à ces deux pentes de la guerre, et aux difficultés de s’en extraire. Notons pour commencer la difficulté qui surgit dès qu’on tente de décrire nos rapports actuels à cette menace. La peur qu’une telle menace suscite est-elle rendue trop présente, participant à lui donner consistance ? Ou est-elle trop absente, participant à minimiser ce qui au contraire devrait requérir toute notre attention ? Faut-il s’inquiéter de ce que les médias en parlent trop, ou de ce qu’ils n’en parlent pas assez ? Il me semble que les deux sont vrais à la fois, et que c’est cela, justement, l’inscription sur cette double pente menaçante : elle passe tant par l’effroi que cette possibilité suscite que par sa minimisation. Plus cette possibilité est dédramatisée, moins nous sentons la menace qui guette, et plus nous semblons impuissants face à elle. Mais plus cette possibilité est prise au sérieux, plus elle risque de gagner en effectivité.
D’un côté en effet, minimiser la menace de destruction fait partie des logiques de « l’équilibre de la terreur », ce par quoi on prétend légitimer la détention d’armes nucléaires de destruction massive : vu l’ampleur dévastatrice des destructions mutuelles que leur utilisation provoquerait, celles-ci resteraient essentiellement dissuasives, et il y aurait donc peu de raison de craindre réellement une attaque. Dans leur livre « Des femmes contre des missiles : Rêves, idées et actions à Greenham Common », les activistes Alice Cook et Gwyn Kirk revenaient sur tout l’effort de langage, déployé par le gouvernement anglais et les médias au cours des années 1980, en pleine escalade de la guerre froide, pour « rationaliser » une telle menace et disqualifier les sensations de peur et de colère4. Elles y décryptent des opérations de pouvoir qui séparent les gens de leurs propres affects, discréditent le pressentiment qu’ils ont des dévastations qui guettent, des cauchemars que celles-ci suscitent, et étouffent l’énergie pour y résister que ces affects d’effroi peuvent susciter.
Dans le même temps, il faut, tout aussi bien, ralentir face à des injonctions trop rapides à « rendre plus visible » la possibilité d’une guerre nucléaire, à la rendre « sans cesse présente devant nos yeux dans l’éclat de sa menace et de sa fascination » comme le voulait le philosophe Günther Anders5. Sans grande attention et vigilance, de telles injonctions peuvent en effet basculer à leur tour sur les pentes glissantes de la guerre. Car rendre « la plus présente » et donc aussi « la plus visible possible » la possibilité d’une attaque nucléaire fait, là aussi, partie des dynamiques bifides de la dissuasion. Comme l’écrit le philosophe Brian Massumi, celles-ci impliquent en effet de convertir la menace latente en clair et présent danger. Donc : « si votre voisin a une bombe nucléaire, vous construisez l’armement nucléaire qui vous rendrait également capable de l’annihiler, même au prix de vous annihiler vous-mêmes […]. La menace imminente est alors si imminente de chaque côté, […] que seul un fou ou un régime suicidaire déciderait jamais de briser l’équilibre et de presser le bouton »6. Une telle dynamique exige de réactiver sans cesse la menace, de la rendre présente et de la performer : dissuader l’ennemi d’attaquer en alimentant le climat guerrier, son atmosphère de peur. Convoquer à outrance la possibilité d’une attaque nucléaire entraine un glissement actif, nourrit une dynamique guerrière qui invoque et attire le réel par le possible7.
RÉSISTER AUX DYNAMIQUES INFERNALES
On ne peut simplement s’extraire des pentes glissantes de la guerre, mais on peut résister à leurs dynamiques infernales et à notre recrutement par leurs injonctions. Cela n’en passe pas seulement par un recul critique, mais aussi par un travail sur les affects. Un tel travail requiert de se rendre attentives à ce par quoi les affects passent, à ce qui les alimente et ce qu’ils alimentent en retour. Que prennent-ils en compte ? Et qu’omettent-ils ? À quoi s’articulent-ils, et à quoi peuvent-ils être réarticulés ? Il s’agit alors de les entrainer vers d’autres manières de se rapporter à la guerre – de s’en « rapprocher » affectivement, ou de « garder ses distances ».
Ces réarticulations affectives peuvent suivre des voies multiples. Notamment en ce qui concerne le désir de soutien aux Ukrainiens : certainement pas en abandonnant celui-ci, mais en l’articulant à la conscience concrète que les livraisons d’armes nous lient, de fait, aux très nombreux morts parmi les combattants russes. Qu’au-delà de tout calcul éthique et de toute justification politique, il nous faut alors aussi répondre de ces morts.
Par ailleurs, le sentiment d’un « retour du spectre de la guerre » a révélé toute la fragilité de la « forteresse Europe », son avenir incertain et l’effondrement progressif de sa place dominante sur la scène géopolitique mondiale. La mobilisation guerrière à outrance est aussi une fuite en avant : se fragiliser et s’exposer d’autant plus dans l’effort pour se blinder au maximum, pour se rendre invulnérable. Freiner cette pente en passe par la reconnaissance que le bateau fuit bel et bien de partout, et qu’aucune politique guerrière ne le rendra plus étanche. C’est ici notre vulnérabilité qui demande à être réarticulée et à trouver sa place dans un monde où la précarité est, non pas l’exception, mais la norme8.
La surmilitarisation des frontières est une des manières par lesquelles l’espace européen cherche à se blinder, à se rendre étanche, face à celles et ceux qui fuient des violences auxquelles il est pourtant activement relié. Toute l’organisation de l’accueil des réfugiés d’Ukraine est là aussi l’occasion d’une réarticulation : résister à la capture dans les affects de la mobilisation guerrière implique, comme beaucoup l’ont déjà défendu, de refuser la répartition entre celles et ceux qu’on accueille comme les nôtres et celles et ceux qu’on refoule.
L’angoisse elle aussi peut prendre des voies plus complexes et plus denses, plus vigilantes. On peut ici chercher à hériter des luttes antinucléaires menées, dans les années 1980, par les femmes du camp de la paix de Greenham Common : si les pouvoirs guerriers se nourrissent de nos peurs « face à la bombe », et peuvent l’entrainer dans des voies mortifères9, les femmes de Greenham nous apprennent plutôt à cultiver notre angoisse pour le monde10. Loin d’entrainer dans les rythmes et logiques de l’escalade, c’est une angoisse qui attise l’attachement pour les êtres, les territoires et liens que la bombe menace de détruire, une angoisse qui noue au désir pour la paix.
Déborah Brosteaux
1)Notamment : le Chancelier allemand Olaf Scholz, « Après le tournant historique qu’a constitué l’attaque de Poutine contre l’Ukraine, rien ne sera plus comme avant», tribune dans Le Monde, publié le 22 juillet 2022 ; Jean-Pierre Stroobants, « Défense : la Commission européenne dévoile son projet pour réarmer le continent », in Le Monde, publié le 18 mai 2022, [disponible en ligne] ; Henri Kissinger, « We are now living in a totally new era », entretien avec Edward Luce, in Financial Times, publié le 9 mai 2022.
2) À ce sujet, voir Étienne Balibar, « Nous sommes dans la guerre», in AOC, paru le 5 juillet 2022.
3)Intervention de Bruno Le Maire sur France Info, 1ermars 2022 ; voir à ce sujet Jenny Raflik, « Sommes-nous en guerre ? », in AOC, paru le 25 mars 2022.
4)Alice Cook et Gwyn Kirk, Des femmes contre des missiles. Rêves, idées et actions à Greenham Common (1983), traduit de l’anglais par C. Potier, Cambourakis, 2016. Ce livre rassemble des documents issus du grand mouvement pacifiste antinucléaire de femmes qui a marqué l’Angleterre dans les années 1980. Celles-ci sont parvenues à occuper et habiter les entours d’une base militaire du Burkshire pendant une vingtaine d’années, pour y empêcher l’installation de missiles nucléaires, occupation connue sous le nom du camp de la paix de Greenham Common.
5)Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle(1956), traduit de l’allemand par C. David, Ivrea, 2002, p. 262.
6)Brian Massumi, Guerre. Pouvoirs. Perception (2015), traduit de l’anglais par T. Drumm, Les Presses du réel, 2021, p. 19.
7)Sur le possible comme territoire tendu de la guerre, voir Thomas Berns, La guerre des philosophes, Presses Universitaires de France, 2019.
8)Ce que Judith Butler cherchait déjà à penser pour le contexte états-unien post-11 septembre, dans son livre Ce qui fait une vie : essai sur la violence, la guerre, le deuil, traduit de l’anglais par J. Marelli, La Découverte, 2010.
9)Je dois cette réflexion sur les multiples voies de l’angoisse à Ava Junça de Morais, « Affects de hantise et de fascination au sein de nos récits sur les technologies. Un air apocalyptique – le futur effondré, le hors sol et l’hyper-néo-modernisme », texte rédigé dans le cadre de mon cours de Philosophie et éthique des relations internationales, ULB, 2022.
10)Et je dois ce point-ci à Félix Rochaix, « Des femmes contre des missiles : sur les affects et la production des espaces », ibid.
Déborah Brosteaux est docteure en philosophie. Elle travaille sur les affects guerriers de la modernité et fait partie du CREG (Centre de recherche sur l’expérience de guerre) de l’ULB. Elle a aussi codirigé l’ouvrage collectif « Traces de guerre », à paraitre aux Presses du réel en février 2023.
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Source: https://www.agirparlaculture.be/les-pentes-glissantes-de-la-guerre/