« Les Russes vont gagner cette guerre. Et en Occident, on s’aveugle et on parle de paix ».

Défilé militaire à l’occasion du 79e anniversaire de la victoire de la Grande Guerre patriotique. Photo : Stanislav Krasilnikov, RIA Novosti.

L’Occident n’est plus en mesure de mener une véritable guerre, affirme l’historien français Emmanuel Todd. Dans l’entretien, il pronostique que Poutine vise un changement de régime à Kiev. Il ne pense pas que la Russie attaquera d’autres pays.

Propos recueillis par Roman Bucheli

Source: NZZ, 30.10.2024

L’historien français controversé Emmanuel Todd, né en 1951, a prédit en 1976 l’effondrement de l’Union soviétique avec son livre « La Chute finale », qui a fait grand bruit. Depuis le début du millénaire, il s’est fait un nom en tant que penseur et historien non conventionnel, préférant argumenter contre le courant dominant. En 2002, il a écrit une nécrologie sur les États-Unis. Et il y a quelques semaines, son dernier ouvrage intitulé « L’Occident en déclin » est paru. Il y défend l’invasion de l’Ukraine par la Russie, que l’Occident aurait provoquée sans pouvoir ni vouloir s’y opposer.

Monsieur Todd, le président ukrainien Volodimir Selenski a récemment présenté un plan de victoire. Qu’en pensez-vous ?

Rien du tout. Le nom seul évoque déjà la méthode orwellienne consistant à réinterpréter complètement la réalité. Car l’armée russe est en train d’avancer. On se demande donc combien de mois le régime de Kiev pourra encore tenir. Les Russes vont gagner cette guerre. Et à l’Ouest, on fait semblant de s’aveugler et on parle de paix.

Qu’est-ce qui vous rend si sûr que les Russes vont gagner ?

Les hommes politiques et les penseurs européens ne sont plus en mesure de mener une guerre. Et lorsqu’ils sont confrontés à une vraie guerre, ils se mettent immédiatement et sans réfléchir à accuser celui qui a commencé la guerre, en partant du principe que celui qui a commencé la guerre est forcément le coupable.

Il existe un large consensus sur l’identité de l’agresseur dans cette guerre. Vous semblez penser que Poutine est la victime ?

Poutine mène une guerre d’agression défensive. Bien sûr que je désapprouve cette guerre. Sauf qu’ici, ce sont les Américains qui ont pris en charge l’armée ukrainienne. L’Ukraine a été intégrée de facto dans l’OTAN. Je suis historien, j’essaie simplement de comprendre ce qui s’est passé.

C’est exactement ça. On était en train d’intégrer tacitement les Ukrainiens dans l’OTAN. Concrètement, cela signifiait que l’armée ukrainienne était réorganisée par les Américains et les Britanniques. Avec un objectif offensif, un projet de reconquête du Donbass. Malheureusement, l’Ukraine n’était pas membre de l’OTAN au sens juridique du terme et n’était donc pas protégée par le devoir d’assistance en cas d’alliance. On avait donc tous les risques d’une adhésion à l’OTAN, sans son bouclier.

Vous n’êtes pas seulement historien, vous semblez également connaître l’avenir. En 1976, vous avez prédit la fin de l’Union soviétique, et aujourd’hui, dans votre nouveau livre, vous prédisez avec la victoire de la Russie également la chute de l’Occident. Le rôle de Cassandre semble vous plaire ?

Oui, je regarde vers l’avenir. Mais dans mes méthodes, je suis un conformiste. Je regarde l’histoire dans la longue durée, je m’intéresse aux forces économiques, à la religion et à l’éducation. C’est productif pour comprendre le présent et entrevoir un tout petit bout de l’avenir. En tant qu’historien, je dois considérer cette guerre comme j’étudie les guerres de César. Il ne s’agit pas pour moi en premier lieu de porter un jugement moral. Et si vous me dites maintenant que je suis trop futurologue, je ne peux que répondre : je veux savoir ce qui va se passer maintenant.

Dites-le moi.

Les Ukrainiens ont perdu, les Américains ont perdu. Mais comment les Américains et les Européens vont-ils accepter leur défaite ? Quel est votre pronostic ?

Jamais les Russes n’iront plus loin dans les objectifs de guerre, parce qu’ils n’en ont ni les moyens, ni l’envie, ni l’intérêt. Et c’est alors la paix. Ou alors l’Occident poursuivra la guerre en lançant des missiles à longue portée vers la Russie et en risquant une escalade nucléaire.

Dans votre livre, vous énumérez les trois objectifs de guerre des Russes, comme si vous aviez un lien direct avec le Kremlin.

Ces objectifs peuvent être déduits des besoins de sécurité des Russes : Occuper la rive orientale du Dniepr, occuper l’oblast d’Odessa pour sécuriser les ports de la mer Noire et avoir un gouvernement favorable à la Russie à Kiev.

Cela équivaudrait toutefois à une soumission totale de l’Ukraine.

C’est vrai, c’est la destruction de l’Ukraine. Cela montre que je suis un chercheur honnête et sérieux. On m’accuse d’être russophile, d’être compréhensif à l’égard de Poutine, dit-on. Si vous voulez glisser une blague dans votre interview, vous pouvez écrire qu’il est enfin évident que je ne suis pas un agent du Kremlin, mais que je donne des conseils à Poutine.

J’ai l’impression que cela vous satisfait de prédire la défaite de l’Occident et la soumission de l’Ukraine.

Je pense que vous confondez ma satisfaction intellectuelle en tant qu’historien avec un supposé plaisir lié aux événements tragiques. Il ne s’agit pas du plaisir des faits historiques, mais de celui de l’historien qui écrit son chef d’œuvre.

Cela inclut-il la satisfaction de voir vos recherches historiques et les prévisions qui en découlent se démarquer du courant dominant ?

En fait, beaucoup de gens en France pensent que j’éprouve du plaisir à contredire tout le monde.

En tout cas, cela ne semble pas vous déplaire.

Au contraire. Cela me rend physiquement malade. La contradiction en soi ne me procure aucun plaisir. Cependant, je crois que je suis un outsider. J’ai développé un modèle historique qui, à intervalles réguliers, est en contradiction avec les conceptions d’autres chercheurs. Ce qui est intéressant, c’est que ce sont toujours les autres qui m’attaquent et m’insultent. Malgré cela, je pense être quelqu’un de sympathique.

Est-ce important pour vous d’être sympathique ?

Extrêmement, je ne suis pas querelleur. Mais je supporte les débats. En revanche, je souffre quand on me méprise.

Comment se fait-il que vous soyez toujours aussi violemment attaqué par des parties très différentes ?

Je suis historien jusqu’à l’os. Dans une société qui n’a plus de conscience historique, je dois inévitablement entrer en conflit avec les intellectuels du présent.

Ils sont méprisés. Mais ne méprisez-vous pas à votre tour les médias ?

Absolument, j’ai acquis ce mépris au cours d’une longue expérience. Je viens d’une tradition journalistique. Mon grand-père Paul Nizan était écrivain, communiste et journaliste, il est mort sur le front en 1940. Quant à mon père, aujourd’hui âgé de 95 ans, il est un grand journaliste du Nouvel Obs. Cela a influencé ma propre formation intellectuelle.

Pouvez-vous le décrire plus précisément ?

J’ai vu mon père voyager à travers le monde, y compris dans des endroits dangereux comme le Vietnam ou le Biafra. Il écrivait de grands reportages, mais ne comprenait guère le contexte historique. Mon obsession pour les livres – outre le fait que je voyage peu et que j’ai peur de l’avion – est liée à mon père, qui voyageait beaucoup et ne comprenait pas beaucoup de choses. J’ai ma propre théorie sur le déclin du journalisme.

Et quelle est la réponse ?

Au début, il y avait un système pluraliste avec des positions multiples, ce qui garantissait à son tour la pluralité de l’information. Puis toutes les idéologies ont disparu et le journalisme avec une minuscule s’est transformé en un JOURNALISME avec une majuscule, qui s’est donné plus d’importance que les positions politiques. Les journaux sont devenus interchangeables. Le journalisme contribue fortement à l’incapacité de l’Occident à considérer la guerre en Ukraine avec objectivité.

Les journalistes revendiquent ce que vous affirmez en tant qu’historiens : on rassemble des faits et on les interprète.

Les journalistes sans conscience historique comme mon père n’ont plus d’idées sur la manière d’interpréter l’histoire, c’est pourquoi tous les journalistes sont devenus semblables avec leurs quelques idées simples. Il n’est pas surprenant que le journalisme avec des majuscules en Occident appelle à la guerre. Le journalisme est devenu une force de guerre. Une force qui pousse à la guerre ne signifie rien de bon pour l’humanité.

Il y a certaines choses dans votre livre que je trouve très bizarres.

Quelques-unes seulement ?

Vous écrivez à plusieurs reprises dans votre livre que Poutine suit une stratégie lente par égard pour ses soldats. D’après ce que nous savons, la vie de ses soldats n’a pas beaucoup de valeur pour lui.

Dire qu’il veut les protéger est un peu fort. Ce n’est pas ce que je veux dire. Je me base sur le discours occidental. En Occident, on ne veut pas réfléchir sereinement à Poutine et à la Russie. Ils pensent tout sous la formule Poutine égale Staline. C’est pourquoi ils pensent que Poutine fait la guerre comme Staline. Staline a fait la guerre en s’appuyant sur les ressources démographiques de l’Union soviétique, qui étaient inépuisables. L’approche de Poutine est très différente. Les pertes humaines pèsent lourd dans la balance. Il ne veut pas risquer trop de morts et mène donc une campagne très lente.

Afin de ménager sa propre population, Poutine fait désormais venir des soldats de Corée du Nord. Vous ne pouvez pas dire que Poutine fait particulièrement attention aux vies humaines.

Je ne le prétends pas non plus. Ce ne sont pas les critères que l’on peut appliquer à un chef d’État. Poutine veut éviter une mobilisation générale qui serait mal perçue par le peuple. Elle déséquilibrerait complètement l’économie et la société russes. Biden a-t-il du respect pour la vie humaine ?

Vous venez de dire que ce ne sont pas les critères selon lesquels on juge les chefs d’État. Je m’étonne que dans votre livre, vous mettiez l’accent de manière presque obsessionnelle sur le prétendu respect de Poutine pour les soldats.

J’essaie simplement de mentionner un fait que les observateurs occidentaux occultent systématiquement. Car c’est la condition de la stabilité du régime russe. Je n’attire pas spécialement l’attention sur les excès de violence du gouvernement russe, car cela est de notoriété publique.

N’est-il pas intellectuellement malhonnête de présenter les choses de manière aussi unilatérale ?

Je ne voulais pas répéter ce qui est de toute façon évident. Vous ne pouvez pas me reprocher de vouloir passer quelque chose sous silence. Concrètement, je souligne la différence entre une démocratie oligarchique à l’Ouest et une démocratie autoritaire à l’Est.

Ce faisant, vous renversez vous-même la réalité selon la méthode orwellienne. Vous qualifiez le régime de Poutine de démocratie, alors que l’opposition est soit assassinée, soit emprisonnée, soit contrainte à l’exil. C’est cynique.

Mais non, c’est très sérieux. En Occident, nous nous orientons vers la démocratie libérale. C’est une démocratie dans laquelle une majorité de la population s’exprime et la minorité est protégée. Et c’est pourquoi je qualifie la démocratie russe d’autoritaire, parce que la majorité de la population s’y exprime, mais que les minorités ne sont pas protégées.

Qu’en est-il de la démocratie oligarchique en Occident ?

Certes, les institutions démocratiques existent toujours, on vote, il y a la liberté de la presse, mais l’esprit s’est perdu parce que la population s’est fragmentée et que la classe supérieure méprise les travailleurs. C’est pourquoi je la qualifie d’oligarchie libérale. Les controverses que j’ai suscitées montrent que la confrontation doit être fructueuse.

Qui sont les oligarques aux États-Unis ?

Trump, Musk, Bezos, Gates, il y a énormément de gens qui sont extrêmement riches et dont la fortune leur permet d’exercer une influence directe sur le système politique de leur pays. Mais la majorité des milliardaires américains sont du côté des démocrates. On a tout de même un pluralisme des oligarques aux Etats-Unis.

Votre livre a été traduit dans de nombreuses langues, y compris en russe, mais il n’est pas encore paru aux Etats-Unis. Cela vous étonne-t-il ?

J’ai même été très surpris, car mes précédents livres ont été très bien accueillis aux États-Unis. Cela me remplit de fierté. Je pensais que je devais avoir écrit un très bon livre pour qu’il soit considéré comme si dangereux et que tous les éditeurs américains aient peur de le publier.

Ne pourrait-ce pas être l’inverse ? On pense que vos estimations ne sont pas fondées.

Je me demande plutôt s’il y a eu une instance centrale aux Etats-Unis pour interdire le livre.

Un complot contre vous ?

Ce n’est qu’une question.


Propos recueillis par Roman Roman Bucheli

Entretien publié le 30.10.2024, dans le quotidien suisse allemand NZZ, sous le titre: «Die Russen werden diesen Krieg gewinnen. Und im Westen stellt man sich blind und redet über den Frieden»

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