« En tant qu’Israélien, j’ai ressenti personnellement la manière dont le post-traumatisme collectif des juifs israéliens était activé. »

  [Le professeur de droit Omer Shatz]


Plutôt que d’accuser directement les haut-responsables israéliens d’avoir commis un génocide à Gaza, le professeur de droit Omer Shatz adopte une approche différente : il tente d’établir un modèle d’incitation au génocide. Il explique pourquoi il fait pression sur la Cour pénale internationale pour qu’elle agisse.

Par Etan Nechin, 24 janvier 2025

Il y a quinze ans, l’avocat Omer Shatz a déposé une requête auprès de la Haute Cour de justice d’Israël contre Yoav Gallant – alors général des Forces de défense israéliennes – pour des crimes de guerre présumés à Gaza. « Nous savons que vous rejetterez cette affaire, mais si vous n’intervenez pas, un jour, dans une dizaine d’années, cette affaire arrivera à La Haye », a-t-il déclaré avec des collègues.

Leur prédiction s’est réalisée : en novembre dernier, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre Benjamin Netanyahou et l’ancien ministre de la Défense Gallant pour crimes de guerre présumés pendant la guerre Israël-Gaza.

Mais Shatz ne s’est pas arrêté là. En décembre, il a déposé un rapport de 170 pages au bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Soumis au nom d’une victime franco-palestinienne dont l’identité n’est pas divulguée pour des raisons de sécurité, ce rapport fait valoir que huit hauts-responsables et personnalités israéliens de premier plan sont responsables d’incitation au génocide.

Le rapport mentionne Netanyahou, Gallant, le Président Isaac Herzog, l’actuel ministre de la Défense Israel Katz, le général de l’armée à la retraite Giora Eiland, le ministre des Finances Bezalel Smotrich, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et le journaliste Zvi Yehezkeli.

Aujourd’hui professeur à Sciences Po, Shatz a travaillé avec ses étudiants pour développer une approche innovante à leur dépôt de plainte. Au lieu d’accuser les hauts-responsables de commettre un génocide, ils se sont concentrés sur ce qu’il affirme être le crime distinct d’incitation au génocide. Pendant plus d’un an, ils ont documenté quotidiennement les déclarations des dirigeants israéliens, visant à établir un schéma de déshumanisation des Palestiniens de Gaza et d’incitation contre eux.

Depuis sa maison à Paris, Shatz explique : « Le Statut de Rome qui sert de constitution à la CPI, spécifie que poursuivre quelqu’un pour génocide exige de prouver que le crime principal a été commis ou qu’on a essayé de le commettre. Cela signifie que pour poursuivre quelqu’un pour aide et complicité au génocide, on doit montrer qu’un génocide a été commis. Cependant, il y a une exception à cette règle : l’incitation au génocide. Dans de tels cas, il n’est pas exigé de prouver qu’un génocide a eu lieu. »

Il explique que les rédacteurs du Statut de Rome avaient deux idées. D’abord que parce que le génocide implique « un jeu complexe de pouvoir d’État et de normalisation sociale de la violence de masse », les incitateurs devaient être poursuivis pour empêcher un génocide ou y mettre fin.

Dépeindre chaque Palestinien comme intrinsèquement complice, comme une menace ou même comme un futur terroriste sert à justifier des actions comme celle de tuer des femmes et des enfants. —Omer Shatz

La seconde idée est que puisque l’incitation précède et accompagne le fait de commettre un génocide, elle doit être poursuivie en justice rapidement et indépendamment du crime lui-même — et avant qu’il ne se déroule. C’est pourquoi seule l’incitation au génocide peut être poursuivie en justice sans avoir à prouver le génocide lui-même, alors que tous les autres modes de perpétration, comme d’ordonner ou de solliciter que des crimes soient commis, exigent de montrer que le crime principal a été commis ou tenté. « De telles possibilités de poursuites judiciaires visent à atténuer ce risque », dit-il.

Pour lui, dans ce cas, la peinture par Israël de « chaque Palestinien comme intrinsèquement complice, comme une menace ou même comme un futur terroriste sert à justifier des actions comme celle de tuer des femmes et des enfants. Le manque de distinction entre les combattants palestiniens et les civils légitime de sacrifier autant de civils palestiniens que nécessaire pour sauver un seul soldat israélien. Cette déshumanisation favorise un environnement où ces catalyseurs – qui peuvent ne pas participer activement– permettent à de tels crimes de se produire, persuadés par des rationalisations telles que : « Ils ont commencé » ou « C’est justifié à cause de X ».

Shatz argue que le génocide est difficile à prouver parce que l’intention exigée [pour définir juridiquement un génocide] est détachée de l’acte. « Vous devez montrer que le crime était conçu pour détruire le groupe en tant que tel. Dans l’incitation, au contraire, l’intention génocidaire est manifestée par des déclarations publiques ».


Citations de dirigeants israéliens apportées comme preuves de l’« incitation au génocide »


Ministre de la Défense Yoav Gallant, 9 octobre 2023 :

« J’ai donné l’ordre d’un siège complet de la Bande de Gaza. Il n’y aura ni électricité, ni nourriture, ni combustible, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. »

Président Isaac Herzog, 12 octobre 2023 :

«  C’est une nation entière, là-bas, qui est responsable. Elle n’est pas vraie, cette rhétorique à propos des civils non informés, non impliqués. Ce n’est absolument pas vrai. Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu combattre ce régime maléfique … Mais nous sommes en guerre, nous défendons nos foyers, et quand une nation protège ses foyers, elle combat et nous combattrons jusqu’à ce que nous brisions leur colonne vertébrale. »

Le Premier ministre Benjamin Netanyahou, 3 novembre 2023:

« C’est la guerre entre les fils de la lumière et les fils de l’obscurité. Nous n’abandonnerons pas notre mission jusqu’à ce que la lumière domine l’obscurité — le bien vaincra le mal extrême qui nous menace, nous et le monde entier. »

Le ministre de l’Énergie (maintenant ministre de la Défense) Israel Katz, 12 octobre 2023:

« De l’aide humanitaire à Gaza ? Aucun interrupteur électrique ne sera allumé, aucune borne d’eau ne sera ouverte et aucun camion de carburant n’entrera jusqu’à ce que les Israéliens enlevés ne soient revenus chez eux. Humanitarisme contre humanitarisme. Et que personne ne nous prêche la morale. »

Giora Eiland, major général des Forces de défense d’Israël (FDI), ancien chef du Conseil de sécurité nationale israélien, 7 octobre 2023:

«  C’est ce qu’Israël a commencé à faire — nous coupons l’approvisionnement en énergie, en eau et en diesel dans la Bande de Gaza … mais ce n’est pas assez. Pour rendre le siège efficace, nous devons empêcher les autres de donner de l’assistance à Gaza … On devrait dire aux gens qu’ils ont deux choix : rester et mourir de faim, ou partir. »

Le ministre des Finances Bezalel Smotrich, 8 octobre 2023:

« Nous devons porter un coup comme on n’en a jamais vu en 50 ans et démolir Gaza. »

Le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir, 17 octobre 2023:

«  Aussi longtemps que le Hamas ne relâche pas les otages qu’il retient — la seule chose qui doit entrer dans Gaza, ce sont des centaines de tonnes d’explosifs par l’armée de l’air, et pas une once d’aide humanitaire. »

Le journaliste de télévision Zvi Yehezkeli, 19 décembre 2023:

« Les FDI auraient dû lancer une attaque encore plus mortelle avec 100 000 morts pour commencer. Oui, il y a 20 000 membres du Hamas. Je ne sais pas qui était et qui n’était pas impliqué. Et qui est ou n’est pas innocent. »

Un schéma facile à prouver ?

Shatz, 44 ans, a commencé sa carrière juridique en Israël en représentant des réfugiés et des migrants, avant de faire un master à Yale et de déménager à Paris, où son centre d’intérêt est devenu le droit international. Maintenant directeur juridique à Front Lex, une organisation juridique défendant les droits des migrants dans le monde entier, il est à l’origine d’affaires innovantes en droit pénal international, faisant rendre des comptes à des individus pour des crimes liés à la migration.

Le sentiment d’une menace existentielle, combiné à un gouvernement fondamentaliste, à la honte et la culpabilité des forces de sécurité, peut résulter en la vengeance pour l’ensemble de l’échiquier politique. — Omer Shatz

Le matin du 7 octobre 2023, Shatz a regardé les événements se dérouler en direct depuis sa maison à Paris. Il a aussi vu les attaques du Hamas qui étaient diffusées dans des groupes Telegram. « J’étais complètement secoué, mais j’ai immédiatement réalisé ce qui allait se passer. Quand un voisin m’a demandé ce qui arriverait ensuite selon moi, je lui ai dit : ‘Maintenant, nous risquons un génocide à Gaza’ », se rappelle-t-il.

« C’était plutôt une observation psychologique, pas juridique. En tant qu’Israélien, j’ai ressenti personnellement la manière dont le post-traumatisme collectif des juifs israéliens était activé. Le sentiment d’une menace existentielle, combiné à un gouvernement fondamentaliste, à la honte et la culpabilité des forces de sécurité, peut résulter en la vengeance pour l’ensemble de l’échiquier politique. »

Il croit que la stratégie d’Israël pour défendre ses actions à Gaza en se référant à ce que le Hamas a fait le 7 octobre s’est retourné contre Israël, puisque les attaques mettent en lumière une forte motivation pour des représailles. Les tribunaux peuvent utiliser cela comme un élément de preuve pour établir l’intention.

Pendant plus d’un an, l’équipe juridique de Shatz a analysé les déclarations des responsables israéliens dans le contexte plus large du discours public israélien, en soulignant des décennies de rhétorique raciste et déshumanisante de la part de personnalités comme Ben-Gvir et Smotrich. Ce schéma, dit Shatz, fournit des éléments de preuve clés pour établir mens rea – l’intention criminelle.

« Notre cas montre que les déclarations des responsables israéliens satisfont les critères juridiques de l’incitation directe et publique au génocide. Par exemple, la déclaration de Gallant [d’octobre 2023] se rapportant aux Palestiniens comme à des «  animaux humains  » et déclarant que « toutes les restrictions ont été abolies » conduit au marquage d’établissements civils comme étant militaires et à la suppression de toute proportionnalité dans les actions militaires.

« L’affirmation de Herzog selon laquelle il « n’y a pas d’innocents à Gaza » renforce une justification globale au fait de cibler des civils », continue-t-il. « Ces déclarations, combinées avec les coupures d’électricité, d’eau et de combustible à Gaza [au début de la guerre] créent des conditions de vie calculées pour amener la destruction d’une partie du groupe ciblé — un acte génocidaire selon l’Article 6 du Statut de Rome. C’est ce que la CPI a déterminé dans sa décision d’émettre des mandats d’arrêt contre Netanyahou et Gallant », ajoute Shatz.

Il explique que le choix des individus inclus dans le document était basé sur la facilité à prouver leurs actions et l’impact qu’ils avaient sur les soldats sur le terrain.

« Ces personnes ont fait à de nombreuses reprises des déclarations déshumanisant les Palestiniens et appelant à une punition collective et à la violence de masse. Nous pouvons clairement voir comment cette rhétorique a débordé sur les commandants et les soldats sur le terrain », accuse-t-il.

Il ajoute que poursuivre avec succès l’incitation au génocide peut tracer un chemin vers des poursuites ultérieures pour génocide.

De la CIJ à la CPI

En décembre 2023, la Cour internationale de justice (CIJ) a commencé à prendre en compte un cas déposé par l’Afrique du Sud accusant Israël de génocide. Si cette Cour suprême des Nations Unies n’a pas conclu qu’Israël commettait un génocide, elle a émis des mesures conservatoires après avoir déterminé que le cas satisfait à une norme de « plausibilité » — ce qui veut dire que les Palestiniens avaient de manière plausible le droit d’être protégés contre un génocide. Cette norme indiquait un risque raisonnable de préjudice à la population. La Cour a ordonné à Israël de suspendre ses pratiques nuisibles et de garantir l’approvisionnement de l’aide humanitaire.

Alors que le Cour internationale de justice traite la responsabilité des États, la Cour pénale internationale se concentre sur les poursuites contre des individus — ce que Shatz cherche à établir dans son dossier.

Ne pas traiter les crimes de guerre localement a pour conséquence qu’ils sont jugés internationalement : si les tribunaux domestiques n’agissent pas, les tribunaux internationaux acquièrent la juridiction. – Omer Shatz

« Les normes de preuves changent selon le type de cas et le stade d’avancement de la procédure », dit-il. « Par exemple, si vous me poursuivez en justice parce que vous avez glissé sur une peau de banane à cause de ma négligence, vous devrez satisfaire un seuil de preuve d’environ 50%. » Dans les tribunaux pénaux, comme ceux que vous voyez dans les drames d’Hollywood, le seuil pour une conviction est d’environ 95% — « au-delà du doute raisonnable », explique-t-il.

« Notre analyse montre que la norme de plausibilité de la CIJ est comparable à, ou même excède, « les motifs raisonnables à croire » de la CPI — le seuil pour initier des investigations ou émettre des mandats d’arrêt. En comparant ces standards, nous arguons que la valeur probatoire de la décision de la CIJ oblige le procureur de la CPI à agir. »

Shatz argue que cet alignement souligne le rôle vital de la CPI pour garantir que des comptes soient rendus quand les États défient les mandats de la CIJ. Il souligne l’ordre juridiquement contraignant de la CIJ à Israël pour que cet État punisse ceux qui sont responsables de l’incitation au génocide.

« Contrairement à d’autres mesures de la CIJ qui étaient formulées plus prudemment, cet ordre était explicite et laissait peu de place à l’interprétation. Malgré cela, Israël ne l’a pas respecté, offrant seulement d’« examiner » l’incitation à la violence ou au racisme, plutôt que d’initier des investigations criminelles formelles pour incitation au génocide selon le droit israélien sur le génocide », dit Shatz.

Pour lui, la preuve la plus convaincante de ce défi à la décision de la CIJ a été donnée en novembre dernier, quand la procureure générale israélienne, Gali Baharav-Miara, a notifié la Cour suprême qu’elle décidait de ne pas ouvrir d’investigation contre les incitateurs présumés, invoquant l’absence d’intérêt public.

« Ne pas traiter les crimes de guerre localement a pour conséquence qu’ils sont jugés internationalement », dit Shatz. « C’est cohérent avec le principe de complémentarité de la CPI : si les tribunaux domestiques n’agissent pas, les tribunaux internationaux acquièrent la juridiction« .

« Si Israël avait entamé de véritables investigations, cela aurait pu améliorer sa situation à la CIJ et empêché l’implication de la CPI. Au lieu de cela, l’ordre de la CIJ est maintenant redirigé vers le procureur de la CPI, l’obligeant à agir à la place d’Israël », argue Shatz.

Le juriste repousse aussi les affirmations selon lesquelles une commission d’investigation d’État dans le traitement du 7 octobre et de la guerre par le gouvernement peut geler les procédures de la CPI. « À ce stade avancé, la seule façon est d’enquêter pénalement et de poursuivre les mêmes conduites et les mêmes suspects qui ont été identifiés par le procureur de la CPI. »

Selon lui, « une investigation générale non criminelle n’aura aucun effet sur les procédures de la CPI en cours, puisque le train a déjà quitté la station. Ne pas poursuivre l’incitation au génocide nationalement résulterait en une extension de l’investigation de la CPI pour inclure ce crime et ces suspects dans les procédures de la CPI en cours. Le procureur de la CPI doit respecter l’ordre de la CIJ. »

L’action est critique

Le dossier soumis en décembre n’a pas une date limite fixée. « Théoriquement, ils pourraient le laisser traîner ur leur bureau, comme une plante en pot. Dans le cas de l’Afghanistan, par exemple (allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par divers acteurs, y compris les Talibans et les forces américaines), les procédures ont traîné pendant plus d’une décennie », note Shatz.

Malgré la réputation de la CPI pour son inefficacité dans de telles affaires, le juriste croit que ce dossier présente de forts arguments pour qu’elle agisse rapidement. « Les faits ne sont pas disputés, les preuves sont publiquement accessibles, le cadre juridique est clair, l’investigation est déjà en cours, quelques mandats ont déjà été émis, les conclusions et les ordres de la CIJ soutiennent de plus les poursuites, et la CPI a déjà découvert ‘des motifs raisonnables pour penser’ qu’une action potentiellement génocidaire est en train de se produire. » (Shatz a été interviewé avant qu’un cessez-le-feu en trois étapes entre Israël et le Hamas ne soit entré en vigueur dimanche.)

« L’urgence vient du préjudice causé par l’incitation : le risque de génocide. Ce préjudice est en train de se produire, sans parler de la pleine impunité dont les incitateurs jouissent au niveau national », dit Shatz. Par conséquent, « le procureur de la CPI a un devoir non seulement de poursuivre des crimes passés, mais aussi d’empêcher de futurs crimes ou de mettre fin à ceux en cours ».

Un expert juridique international qui a relu le dossier pour Haaretz pense que Shatz présente des arguments solides pour que la CPI enquête sur l’incitation au génocide, ajoutant que le manque d’action de la procureure générale israélienne fournit une base solide pour cette investigation.

Cependant, ils ont aussi souligné des problèmes : prouver l’incitation directe, une exigence juridique clé, peut être difficile et beaucoup de déclarations sont ouvertes à interprétation. Si les accusations contre Yehezkeli, Smotrich et Ben-Gvir semblent les plus fortes, il n’est pas clair que les éléments juridiques requis puissent être établis.

De plus, arguent-ils, le vote récent de la Loi de contre-action des tribunaux illégitimes par la Chambre des représentants des États-Unis, qui impose des sanctions contre la CPI en réponse à ces mandats d’arrêt contre les responsables israéliens, ajoute une autre couche de difficultés pour poursuivre de telles investigations.

Etan Nechin

Source: Haaretz, le 24 janvier 2025