Nabil Anani (Palestine), Demonstration #2, 2016.

Dans une exclusivité de Drop Site News, des responsables du Hamas discutent de leurs motivations, de leurs objectifs politiques et des coûts humains de leur soulèvement armé contre Israël.

Les neuf mois écoulés de la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza ont suscité un éveil mondial sans précédent à la situation critique du peuple palestinien. En aucun moment, au cours des 76 années qui se sont écoulées depuis la création de l’État d’Israël et le déclenchement de la Nakba, il n’y a eu de colère aussi soutenue et ouverte contre Israël, ni de solidarité aussi répandue avec les Palestiniens. Les manifestations de masse dans les villes du monde entier, le durcissement des relations diplomatiques avec Tel-Aviv, le rappel des ambassadeurs, les décisions des tribunaux internationaux contre Israël et les demandes croissantes en faveur de l’instauration d’un État palestinien indépendant – rien de tout cela ne se serait produit sans l’impulsion de l’insurrection armée du Hamas le 7 octobre et la guerre d’anéantissement menée dans la foulée par Israël contre Gaza.

Cette réalité pose des questions embarrassantes mais incontournables. Du point de vue du Hamas, l’opération Déluge d’Al-Aqsa a-t-elle été un succès ? Le Hamas savait sans nul doute que les représailles israéliennes allaient inclure la mort de nombreux civils palestiniens, même si l’ampleur horrible de l’offensive israélienne n’était pas prévue. Dans ce cas, le 7 octobre n’a-t-il pas été une opération de martyre collectif lancée sans le consentement des 2,3 millions de Palestiniens de Gaza ? Et, pour les nombreuses personnes qui ont proclamé leur soutien à la cause palestinienne mais ont par réflexe condamné la violence des attaques du 7 octobre, comment peuvent-elles séparer les deux de façon réaliste ?

Drop Site a réalisé une série d’interviews de hauts responsables du Hamas en même temps qu’un examen complet des déclarations du mouvement et de celles de ses dirigeants. J’ai interviewé une série de sources du Hamas à propos du contexte de cet article et deux de ces sources – Basem Naim et Ghazi Hamad – ont accepté qu’on enregistre leurs propos. Je me suis également adressé à une série de personnes bien informées, dont des Palestiniens et des Israéliens, ainsi qu’à des sources internationales, dans un effort en vue de comprendre les objectifs tactiques et politiques des attaques du 7 octobre. Inévitablement, certaines personnes vont critiquer le choix d’avoir interviewé des responsables du Hamas et d’avoir publié leurs réponses à ces questions en disant qu’il s’agit de propagande. Je crois qu’il est essentiel que le public comprenne les perspectives des individus et des organisations qui ont initié l’attaque qui a déclenché la guerre génocidaire menée par Israël – et c’est un argument qui est rarement accepté en dehors de simples clips sonores.

Bassem Naim

Les dirigeants du Hamas définissent leurs opérations du 7 octobre comme une rébellion légitime et justifiée contre une force d’occupation qui a mené une guerre militaire, politique et économique de châtiment collectif contre la population de Gaza. « Ils ne nous ont pas laissé d’autre choix que de prendre la décision en main et de riposter », a expliqué le Dr Basem Naim, un membre important du bureau politique du Hamas et ancien ministre du gouvernement de Gaza.  « Le 7 octobre, à mes yeux, est un acte de défense, peut-être la dernière chance pour les Palestiniens de se défendre. »

Naim, un docteur en médecine, est membre du cercle intérieur qui entoure l’ancien Premier ministre de Gaza, Ismail Haniyeh, le principal dirigeant politique du Hamas, qui est établi à Doha, au Qatar. Dans le sillage du 7 octobre, Naim a été l’un des rares responsables du Hamas autorisés à prendre la parole en public au nom du mouvement. Dans une interview, Naim a proposé une défense sans faux-fuyant des attaques du 7 octobre contre Israël et il a déclaré que le Hamas agissait par nécessité existentielle face aux assauts diplomatiques et militaires soutenus, non seulement contre les Palestiniens de Gaza, mais aussi contre ceux de la Cisjordanie et de Jérusalem occupées. « Les gens de Gaza avaient l’un de ces deux choix : soit mourir à cause du siège, de la malnutrition et de la faim, du manque de médicaments et de traitements à l’étranger, soit mourir d’une frappe de missile. Nous n’avons pas d’autre choix », a-t-il dit. « S’il nous faut choisir, pourquoi choisir d’être les braves victimes, les victimes paisibles ? S’il nous faut mourir, que ce soit dans la dignité. Debout, en combattant, en ripostant et en nous dressant tels de dignes martyrs. »

Des sondages suggèrent que le soutien palestinien au Hamas reste fort. Avant les attaques du 7 octobre, un sondage d’opinion effectué à Gaza et en Cisjordanie indiquait que le soutien au Hamas était en train de décliner : l’un des sondages révélait que 23 pour 100 à peine des personnes interrogées exprimait un soutien significatif au Hamas et que plus de la moitié donnaient des avis négatifs. « La guerre du 7 octobre a renversé cette tendance et s’est traduite par une forte hausse de la popularité du Hamas », rapportait Arab Barometer.

Un sondage plus récent effectué par le Palestinian Center for Policy and Survey Research (PSR – Centre palestinien de recherche sur la politique et les enquêtes) et dont les conclusions ont été diffusées à la mi-juin, a estimé que deux tiers de la population de Gaza continuait d’exprimer son soutien à l’attaque du 7 octobre contre Israël, et que plus de 80 pour 100 de la population affirmait que cela avait positionné la Palestine au centre de l’attention mondiale. Plus de la moitié des habitants de Gaza interrogés avaient indiqué qu’ils espéraient le retour au pouvoir du Hamas après la guerre.

« Ils ont perdu confiance dans la paix avec Israël. Les gens croient que la seule voie désormais consiste à se battre contre Israël, à lutter contre Israël », a déclaré dans une interview Ghazi Hamad, l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères du Hamas et membre de longue date de son bureau politique. « Nous mettons sur table la cause palestinienne. Je pense que nous avons là une nouvelle page d’histoire. » « Israël vient de passer neuf mois [à combattre à Gaza] – neuf mois. C’est un petit territoire. Pas de montagnes, pas de vallées. C’est un très petit territoire assiégé – contre les 20 000 [combattants] du Hamas », a poursuivi Hamad. « Ils apportent toute la puissance militaire, appuyée par les États-Unis. Mais je pense que, là, maintenant, ils ont échoué. Ils ont échoué. »

LaDre Yara Hawari, codirectrice d’Al-Shabaka, un comité indépendant de spécialistes palestiniens, a déclaré qu’évaluer le rôle des attaques du Hamas le 7 octobre dans le mouvement mondial croissant de soutien aux Palestiniens soulevait des questions morales complexes. Si le régime israélien ne s’était pas embarqué dans un génocide contre Gaza, aurions-nous été confrontés à un tel niveau de solidarité ? Je pense qu’il est difficile de répondre à cela. C’est aussi une question embarrassante parce que je ne pense pas que les Palestiniens où qu’ils soient paieraient de leur sang la solidarité des gens un peu partout dans le monde et certainement pas avec un nombre de morts dépassant les 40 000 », m’a-t-elle dit. « Nous avons dépassé les chiffres de la Nakba de trois fois au moins en termes de personnes tuées. Et toute une zone a été détruite. Gaza n’existe plus. Il a été détruit complètement. Ainsi donc, je pense que cela a certainement été un moment très révélateur », a ajouté la Dre Hawari, qui est installée à Ramallah. « Si le 7 octobre n’avait pas eu lieu, cela aurait-il été révélé aux gens du monde entier, ou pas ? C’est quelque chose d’embarrassant à coup sûr, quand on y réfléchit. »

Le Hamas a insisté en disant que son objectif, le 7 octobre, était de rompre le statu quo et de forcer les EU et les autres nations à se pencher sur la situation critique des Palestiniens. Sur ce front, disent les commentateurs informés, ils y sont parvenus. « Le 6 octobre, la Palestine avait disparu de l’agenda régional et de l’agenda international. Israël traitait unilatéralement avec les Palestiniens sans susciter la moindre attention ni la moindre critique », a déclaré Mouin Rabbani, un ancien fonctionnaire de l’ONU qui travaillait comme conseiller spécial sur Israël et la Palestine pour l’International Crisis Group. « Les attaques du Hamas le 7 octobre et leurs retombées ont joué un rôle crucial, mais je pense que tout autant de crédit, si vous voulez, va à Israël, si pas plus », a-t-il ajouté. « Si Israël avait riposté de la façon qu’il l’a fait [lors des précédentes offensives contre Gaza] en 2008, 2014, 2021, ç’aurait été une histoire qui aurait duré quelques semaines, il y aurait eu beaucoup d’agitation et ç’aurait été tout. » « Ce ne sont pas que les actions des colonisés, mais aussi celles du colonisateur, qui ont créé l’actuelle réalité politique, l’important moment politique actuel », a ajouté Rabbani.

Les responsables américains et israéliens répondent souvent aux questions sur l’effarant bilan des morts à Gaza ou sur les tueries massives de femmes et d’enfants ces neuf derniers mois en rejetant uniquement le blâme sur le Hamas. Ils ont traité les événements du 7 octobre comme s’ils avaient accordé à Israël une licence illimitée de tuerie à grande échelle. « Aucune de ces souffrances n’aurait eu lieu si le Hamas n’avait pas fait ce qu’il a fait le 7 octobre », est un sentiment qu’adore répéter le secrétaire d’État américain Antony Blinken.

C’est manifestement faux. Mais les nombreuses décennies de brutalité de l’occupation israélienne absolvent-elles le Hamas de toute responsabilité dans les conséquences de ses actions le 7 octobre ?

« Ces morts devraient être sur la conscience des dirigeants israéliens qui ont décidé de tuer toutes ces personnes », a expliqué Rashid Khalidi, auteur de The Hundred Years’ War on Palestine (La guerre de cent ans contre la Palestine) largement perçu comme le principal historien américain sur la Palestine. « Mais, jusqu’à certain point, elles devraient également être sur la conscience des personnes qui ont organisé l’opération [du 7 octobre]. Ils auraient dû savoir, obligatoirement, qu’Israël allait infliger des représailles dévastatrices pas uniquement sur eux mais surtout sur la population civile. Les créditez-vous de cela ? », interrogeait Khalidi. « Le résultat final peut être l’occupation permanente, l’accroissement de la pauvreté et peut-être même l’expulsion de la population de Gaza, auquel cas je ne pense pas que tout le monde accepterait de créditer qui que ce soit qui aurait organisé cette opération. »

La romancière palestino-américaine Susan Abulhawa s’est rendue à deux reprises à Gaza depuis le début du siège en automne dernier et elle a été on ne peut plus franche dans sa défense de la résistance armée palestinienne.

Elle rejette la notion disant que le Hamas est responsable des massacres de civils par Israël à Gaza depuis le 7 octobre. « C’est comme si on avait raconté aux gens du soulèvement de Varsovie qu’ils auraient dû savoir que l’armée allemande allait riposter de la façon qu’elle l’a fait et qu’ils allaient être tenus pour responsables des morts d’autres résidents du ghetto de Varsovie », a déclaré Susan Abulhawa. « Peut-être est-ce vrai, mais est-ce réellement une remarque morale à faire ? Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu d’examen aussi minutieux à l’encontre d’un peuple autochtone sur la façon dont il résiste à ses colonisateurs. »

Susan Abulhawa, autrice entre autres des romans Against the Loveless World (Face au monde sans amour) et Mornings in Jenin, (Les matins de Jénine), m’a dit : « En tant que Palestinienne, je leur en suis reconnaissante. Je pense que ce qu’ils ont fait, c’est quelque chose qu’aucune négociation n’aurait jamais été à même de réaliser. Rien d’autre, dans ce que nous avons fait, n’a pu réaliser ce qu’ils ont fait le 7 octobre. Et je devrais dire, en fait, ce n’est pas tant ce qu’ils ont fait, mais plutôt la réaction d’Israël qui a abouti à un changement dans la narration, parce que, finalement, ils se sont mis à nu face au monde. »

Jeremy Scahill

Publié le 9 juillet 2024 sur Drop Site
Traduction : Jean-Marie Flémal