Le pays du secret bancaire, des montres de luxe, de Davos et des référendums interdisant les minarets est aussi celui qui implique le plus ses citoyens dans le processus de décision, loin de toute peopolisation politique.
Secret bancaire, tyrolienne et horlogerie. Voilà ce qu’évoque la Suisse à la plupart de nos concitoyens. Mais les Français connaissent très mal le système politique de ce pays pourtant frontalier et francophone.
C’est regrettable, car l’ancienne République helvétique est un haut-lieu de la démocratie. Sûrement le pays européen où le peuple est le plus impliqué dans le processus décisionnel. Car, loin de cantonner le citoyen à un rôle d’électeur, mobilisé une fois tous les cinq ans pour élire ses représentants, la démocratie directe suisse lui permet de s’investir pleinement dans la vie politique de son pays.
Mais avant de vous révéler le secret de la démocratie suisse, commençons par rappeler que ce petit territoire montagneux de moins de 8 millions d’habitants est une République fédérale, composée de 26 cantons, disposant chacun de leur propre Constitution.
Comme dans la plupart des régimes actuels, le corps électoral suisse (environ 5 millionsde personnes) élit ses représentants qui siègent à l’Assemblée fédérale. Celle-ci est composée de deux chambres (le conseil des États et le Conseil national) aux pouvoirs identiques.
Ensuite, et c’est là que les choses deviennent intéressantes, le gouvernement –appelé Conseil fédéral– est composé de 7 personnes, élues par le Parlement en suivant une règle tacite, appelée la formule magique qui vise à y faire siéger les principales forces politiques du pays. Le président suisse, dont le rôle est honorifique, est élu pour un an parmi les 7 conseillers fédéraux. Il n’existe donc pas à proprement parler de parti d’opposition, vu que la plupart sont représentés au gouvernement.
Cette particularité pousse les différents partis à rechercher le consensus et la stabilité plutôt que l’affrontement, ce qui vaut à la Suisse d’être considérée comme une démocratie consociationnelle, en opposition aux démocraties majoritaires.
Ceci n’empêche pas pour autant les partis, notamment le parti nationaliste UDC, de critiquer l’action d’un gouvernement dont il est membre. Globalement, «le pouvoir politique est très faiblement concentré dans le système politique suisse. Avec l’autonomie cantonale et le bicamérisme, les droits populaires forment un système pour imposer un partage équilibré des pouvoirs politiques entre la fédération et les cantons», résume le sociologue Antoine Bevort dans son article intitulé Démocratie, le laboratoire suisse.
Le pouvoir aux citoyens
Mais ce qui différencie vraiment la Suisse de la plupart de ses voisins européens, c’est le recours intensif à la démocratie directe. La possibilité laissée aux citoyens de s’exprimer sans passer par le truchement de représentants.
Ainsi, depuis 1848, date de l’entrée en vigueur de leur Constitution, les Suisses ont eu recours 565 fois au référendum. D’ailleurs, «plus de la moitié des référendums nationaux réalisés dans le monde ont eu lieu en Suisse», rappelle le politologue suisse Antoine Chollet, auteur de l’ouvrage Défendre la démocratie directe. Et les types de référendum sont multiples:
- Référendum obligatoire: Pour toute modification de la Constitution, ou toute adhésion aux organismes internationaux, une double majorité de la population et des cantons doit être réunie. Depuis 1848, il y a eu 214 référendums obligatoires et 160 ont été acceptés.
- Référendum facultatif: Les citoyens suisses, à condition de réunir 50.000 signatures dans les 100 jours suivant l’adoption d’une loi, peuvent déclencher un référendum pour la faire rejeter. Le référendum facultatif a permis au peuple de rejeter 93 lois depuis 1848 (sur 169 tentatives). «Pour les organisations politiques ou syndicales, il est très facile de recueillir les 50.000 signatures qui correspondent à environ 1% du corps électoral. Il est même arrivé qu’elles soient recueillies en un week-end», raconte Antoine Chollet.
- Initiative populaire: Le peuple suisse peut déclencher un référendum pour modifier la Constitution. Pour cela, 100.000 signatures doivent être récoltées en 18 mois.
A titre de comparaison, le référendum n’a été utilisé en France que 9 fois depuis 1958, tandis que sur la même période les Suisses se sont exprimés près de 400 fois.
Et la liste des «droits populaires», terme utilisé pour qualifier les leviers de démocratie directe à la disposition de la population, ne s’arrête pas là. Les votations que l’on retrouve au niveau fédéral sont déclinées au niveaux cantonal et municipal.
«Les cantons ne connaissent pas seulement l’initiative populaire constitutionnelle, mais aussi l’initiative populaire législative qui donne la possibilité aux citoyens de proposer l’adoption d’une nouvelle loi. Certains cantons ont instauré également le référendum financier –par lequel certaines dépenses publiques doivent être approuvées par les électeurs– ainsi que le référendum législatif. Dans ce dernier cas, toutes les lois adoptées par le Parlement cantonal doivent être soumises au vote des électeurs», détaille Antoine Bevort.
L’attrait suisse pour la démocratie directe se vérifie encore davantage au niveau communal. Une partie des communes disposent d’un Parlement (dit système extraordinaire), tandis que les autres sont dotées d’une assemblée communale (système ordinaire) où tous les citoyens sont appelés à participer et à voter. Cette forme d’assemblée est celle qui se rapproche le plus de la démocratie athénienne, où les citoyens, réunis en ecclesia, discutaient ensemble des affaires de la Cité.
Ce partage du pouvoir entre le peuple et ses représentants présente de nombreuses vertus. Pour Antoine Bevort, les multiples votations «alimentent de façon quasi continue des débats politiques approfondis sur tous les sujets qui importent dans les affaires de la cité», ce qui élève les citoyens au rang de «politiciens occasionnels».
Ainsi, les grands enjeux de société sont débattus tant au niveau fédéral (retraites, laïcité…), que local (ramassage des ordures, construction de maisons secondaires dans des zones protégées…).
Pour autant, les citoyens ne sont pas appelés à voter tous les jours. Pour des raisons de coût, les votations sont organisées 4 jours par an. Et les citoyens n’ont même pas à se rendre au bureau de vote. Ils reçoivent chez eux les bulletins qu’ils n’ont qu’à renvoyer par voie postale.
Pouvez-vous citer un homme politique suisse?
Cette implication constante de la population permet de déplacer «les enjeux de la vie politique des questions de personnes aux questions politiques, ce qui distingue singulièrement la Suisse de la vie politique française grandement polarisée par l’enjeu présidentiel. […] La démocratie directe limite la professionnalisation et la personnalisation de la politique», souligne Antoine Bevort. Les représentants étant contraints de partager leur pouvoir avec le peuple, la vie politique n’est pas, comme c’est le cas en France, parasitée par une peopolisation outrancière des gouvernants.
C’est pourquoi, quand le philosophe Jean-Paul Jouary, lors du concours d’entrée à l’IEP Paris, demande aux étudiants de lui citer un homme politique suisse, il n’obtient que très rarement de réponse.
Les parlementaires, bien que leur salaire ait grandement augmenté ces dernières années, ne sont en théorie pas des professionnels de la politique. Le partage du pouvoir avec le peuple les pousse à plus de transparence et de proximité. Cela se vérifie notamment dans la rédaction des textes de lois qui doivent être courts et intelligibles par la majorité de la population (exemple d’un texte sur la réforme de l’Etat récemment soumis au vote).
Enfin, l’implication des Suisses dans le processus de décision fait d’eux des citoyens plus éclairés.
«Plus on offre aux citoyens des opportunités de participer à la vie politique, mieux ils sont en effet informés», assure Antoine Bevort en se fondant sur les résultats d’une enquête, réalisée dans différents pays européens dont la Suisse, qui met en évidence la corrélation entre l’étendue des dispositifs de démocratie directe et les connaissances politiques. Et ce n’est pas tout. Le Guide de la démocratie directe, rédigé par plusieurs universitaires, met en évidence qu’un haut degré de d’implication populaire ne nuit pas à la performance économique, bien au contraire. L’implication des citoyens tend notamment à limiter l’évasion fiscale.
Une démocratie conservatrice
Pour autant, la démocratie directe ne fait pas que des heureux en Suisse. Elle ne subit pas d’attaque frontale mais elle est de plus en plus remise en cause par les parlementaires de façon insidieuse. Les critiques se font surtout entendre à droite, où les politiques, pour préserver leur prérogatives, souhaiteraient limiter le nombre des votations ou ne pas soumettre des sujets jugés trop techniques à la population.
«Sauf que derrière ces critiques tactiques se cache une critique de la démocratie elle-même», analyse Antoine Chollet qui explique que la gauche suisse émet elle aussi des réserves, arguant que la démocratie directe permet l’émergence de votations contraires aux «droits fondamentaux».
Certains scrutins récents ont effectivement donné du grain à moudre aux détracteurs de la démocratie directe. Dernièrement, les Suisses ont ainsi voté pour l’interdiction deconstruire des minarets et pour le renvoi des criminels étrangers. Des dérives xénophobes que l’artiste plasticien suisse Thomas Hirschhorn, interrogé par Les Inrockuptibles en 2009, attribue au mauvais fonctionnement de la démocratie directe:
«Il y a cinq ans déjà, avec mon exposition Swiss Swiss-Democracy, j’avais voulu donner forme à cette inquiétante dérive de la démocratie directe, qui a pour logique de trouver un consensus; mais on ne peut vivre dans le consensus avec un fascisme larvé. Comment prétendre incarner la démocratie parfaite si, dans le même temps, cette démocratie se ferme à l’autre et se replie sur elle-même?»
Le politologue Antoine Chollet réfute cette accusation. Pour lui, ce n’est pas la démocratie directe qu’il faut juger, mais plutôt le conservatisme et le repli sur soi inhérents à la société suisse.
«Dans les années 1970, il y avait déjà des votes catastrophiques en Suisse sur les étrangers. C’est malheureusement une vieille tradition suisse. En 1848 par exemple, les juifs avaient interdiction de travailler dans l’administration fédérale et pendant longtemps les clochers catholiques étaient interdits dans les cantons protestants.»
Si la xénophobie, banalisée par le parti nationaliste UDC, est mise en avant pour contester la démocratie directe, notons tout de même qu’au moment où les Suisses interdisaient les minarets, l’Union européenne accusait la France de discrimination raciale au sujet de sa chasse aux Roms (problème toujours d’actualité), sans pour autant que le principe de démocratie représentative soit remise en cause de notre côté de la frontière. Sans oublier que les votations controversées représentent une infime partie des scrutins. Ainsi, depuis 1970, seules 6% des votations fédérales étaient consacrées aux questions de sécurité alors que dans le même temps, l’environnement et la politique sociale comptaient respectivement pour 21% et 23% des consultations.
Prendre le risque de la démocratie
Néanmoins, d’autres phénomènes viennent ternir l’étendard de la démocratie suisse. Le puissant lobby ÉconomieSuisse s’implique énergiquement pour faire barrage aux lois et votations qui pourraient aller contre les intérêts patronaux.
La faible participation aux votations est également pointée du doigt comme une limite de la démocratie représentative. Avec une moyenne de 45% sur la dernière décennie, la participation n’est effectivement pas transcendante. Antoine Chollet précise néanmoins que pour les sujets importants, la participation peut atteindre 80% et que pour certains textes, «il y a une forme d’autocensure des citoyens. S’ils ne se sentent pas compétents ou s’ils n’ont pas le temps de s’informer sur un sujet, ils ne vont pas voter».
Il insiste également pour que l’on compare le taux de participation de la démocratie directe suisse, qui permet à plusieurs millions de citoyens de s’exprimer, avec celles des systèmes représentatifs où seuls quelque centaines de parlementaires donnent leur avis.
Quant à la lenteur supposée du système, le politologue ne la considère pas comme problématique, au contraire. «La démocratie a besoin de temps pour se développer. L’urgence a toujours été le moyen de gouvernement de l’exécutif et des dictatures», rappelle-t-il.
Alors certes, la démocratie suisse n’est pas irréprochable. J’avoue ne pas comprendre comment ils ont pu refuser deux semaines de vacances supplémentaires. Mais il serait dommage de se priver de ce formidable outil d’émancipation qu’est la démocratie directe sous prétexte que le peuple est faillible.
«La démocratie comporte des risques, mieux vaut être prêts à les prendre que de la contraindre dans des limites qui vont l’appauvrir», tranche Antoine Chollet. Mais avant de s’interroger sur la capacité du peuple à gouverner, questionnons celle de nos représentants, qui ont piteusement échoué dans leur gestion des crises environnementales et économiques, actuelles et à venir.
Alors oui, il ne fait aucun doute que la Suisse est actuellement la démocratie –«le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple», selon l’expression de Lincoln– d’Europe la plus avancée, en termes de souveraineté populaire et d’implication des citoyens dans la prise de décision. En somme, ce que l’on est en droit d’attendre d’une démocratie.
Emmanuel Daniel | 08.10.2012
Source: .slate.fr