Le président Donald Trump et le Premier ministre Benjamin Netanyahu, 2025. La Maison Blanche, Domaine public. Wikimedia Commons

Donald Trump ne semble pas avoir trop de mal à choquer. Au cours des trois semaines qui se sont écoulées depuis qu’il a repris sa résidence à la Maison Blanche, il a choqué les Danois (l’Amérique doit avoir le Groenland), les Canadiens (le Canada va devenir notre 51e État), les Panaméens (le canal est à nous) et les Mexicains (c’est « le golfe d’Amérique » maintenant). Avec Elon Musk, son acolyte fasciste et effrayant, notre nouveau président a choqué (et impressionné) Washington plus ou moins quotidiennement au cours des trois dernières semaines. Tout cela, il faut bien le dire, a également laissé le reste du monde, qui observe le cirque Trump, dans l’un ou l’autre état de choc.

Mais rien n’est comparable au choc provoqué par la déclaration de M. Trump, mardi, selon laquelle les États-Unis affirmeront leur souveraineté sur la bande de Gaza, expulseront les deux millions de Palestiniens qui y vivent et transformeront le territoire en « quelque chose de vraiment beau, vraiment bien » – en fait, en « la Riviera du Moyen-Orient ». Les implications de ce plan – dans la mesure où Trump fait des plans au lieu de les inventer au fur et à mesure – sont presque trop vastes pour être calculées.

Faisons nos calculs dans la mesure du possible à ce stade précis. Nous découvrirons que, parmi tout ce qui est choquant dans la pensée de Gaza de Trump il y a des choses qui, après un examen attentif, sont tout à fait conformes à la politique américaine depuis de nombreuses décennies et ne sont donc choquantes que pour ceux qui sont perdus dans le jeu de l’éternel faux-semblant qui prévaut dans notre imperium en fin de course.

Comme tous les observateurs attentifs le savent, Trump a annoncé son projet délirant de dépeupler la bande de Gaza et en faire un paradis construit sur les squelettes des victimes du terrorisme d’Israël, et ce en présence de Bibi Netanyahu, qui, depuis la décision de la Cour pénale internationale du 24 novembre, est désormais un fugitif inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

Le Premier ministre de l’État sioniste est le premier dirigeant étranger à se rendre à la Maison Blanche du président Trump – et sa présence dans le Bureau Ovale est déjà un choc en soi – aussi “normalisées” que soient les relations de l’Amérique avec “l’État juif”. Mais aujourd’hui, il faut mentionner quelques remarques formulées par Netanyahu en réponse à la présentation de Trump.

Trump a tenu un bon moment avant que le Premier ministre israélien, arborant le sourire psychotique que nous lui connaissons, ne prenne le micro. Selon une première transcription produite par Roll Call, il a commencé par faire l’éloge de Trump pour les infâmes transgressions du premier mandat de ce dernier : « Vous reconnaissez Jérusalem comme capitale d’Israël. Vous y avez déplacé l’ambassade américaine. Vous reconnaissez la souveraineté d’Israël sur le plateau du Golan. Vous vous êtes retiré du désastreux accord sur le nucléaire iranien».

Tout cela est malheureusement vrai : Trump venait de se vanter de ces ignominies. Puis vint la logorrhée de mensonges communément associés à Netanyahu et autres responsables israéliens – et, en l’occurrence, à Israël tout court. L’UNRWA, l’Office de secours et de travaux des Nations unies, “soutient et finance les terroristes”. Concernant les attentats du 7 octobre, “les monstres du Hamas ont sauvagement assassiné 1 200 personnes innocentes… Ils ont décapité des hommes. Ils ont violé des femmes. Ils ont brûlé des bébés vivants….”. Et ainsi de suite.

On pourrait croire que tout Israélien s’exprimant en public éviterait de mentionner de tels sujets, chacune de ces assertions étant totalement réfutée comme relevant de la propagande fabriquée de toutes pièces par Israël. Mais non, dans les murs de la Maison Blanche de Trump, comme nulle part ailleurs dans le monde, on peut proférer de tels propos et être accueilli à bras ouverts.

Dans ce contexte d’irréalité, parfaitement adaptée à l’occasion et à l’homme qui l’accueille, M. Netanyahou a ensuite évoqué le plan pour Gaza qui venait d’être révélé :

« Vous allez droit au but. Vous voyez des choses que les autres refusent de voir. Vous dites des choses que d’autres refusent de dire…. C’est ce genre de réflexion qui remodèlera le Moyen-Orient et apportera la paix ».

Ces dernières remarques peuvent passer pour de la pure flagornerie, mais elles comportent quelque chose de primordial. Elles me semblent être la clé pour comprendre ce qui vient de se passer entre Trump et son criminel d’invité. Parmi les nombreux péchés de Trump, pour autant que la tradition orthodoxe de Washington en tienne compte, citons sa propension à formuler l’innommable, avec ses déclarations a priori absurdes et pourtant tout à fait justes, le type de propos soigneusement tenus à l’écart du discours consacré.

Revenons à Trump :

« Nous devrions aller dans d’autres pays d’intérêt avec des cœurs humanitaires, et il y en a beaucoup qui veulent le faire », a-t-il dit, “et construire divers domaines qui seront finalement occupés par les 1,8 million de Palestiniens vivant à Gaza, mettant fin à la mort et à la destruction et franchement à la malchance”.

Voilà la dernière saillie de Trump, une allusion doucereuse et déguisée, concernant l’expulsion forcée des habitants de Gaza vers l’Égypte et la Jordanie, deux pays qui ont clairement fait savoir, en termes catégoriques, qu’ils n’accepteraient pas un nouvel afflux de Palestiniens. Lors d’une séance antérieure avec Netanyahu, Trump, cité par le New York Times, a balayé ces objections d’un revers de main. “Ils disent qu’ils ne vont pas accepter”, a déclaré Trump. “Et moi, je dis qu’ils accepteront”.

Maintenant que c’est bien clair et largement assimilé, Trump propose de procéder au nettoyage ethnique de la bande de Gaza. Tout en évitant l’expression, il a fait référence à cette idée à de nombreuses reprises. C’est désormais sa politique officielle. Un tel projet ne repose sur aucune base juridique, la volonté des Palestiniens n’ayant jamais été prise en compte et les déplacements forcés étant interdits sous quelque prétexte que ce soit en vertu des Conventions de Genève de 1948. Autrement dit, le projet de Trump n’a aucune raison d’être rejeté en bloc sur cette seule base.

Tentons de garder à l’esprit cet ensemble de faits que nous appelons “l’Histoire”. Harry Truman a proclamé la reconnaissance par les États-Unis de l’État d’Israël le 14 mai 1948, 11 minutes après sa création. La Nakba, l’expulsion forcée des Palestiniens de leur terre, était alors en cours depuis six mois. Et entre la déclaration de Truman et aujourd’hui, l’Amérique a toujours été le principal promoteur de l’épuration ethnique qui sévit aujourd’hui à Gaza.

Qu’on ne se méprenne pas sur ce que Trump a proposé à la Maison Blanche mardi. C’est franchement condamnable. Mais aussi impétueux soit-il, aussi ignorant soit-il de l’avouable et de l’inavouable, Trump entend simplement agir plus ouvertement que ses prédécesseurs et avec plus de célérité.

Pour clore, il est intéressant de rappeler une anecdote derrière l’empressement de Truman à reconnaître Israël. Gore Vidal, ami de longue date des Kennedy, la raconte dans son introduction à Histoire juive, religion juive (Pluto Press, 1994), par Israël Shahak. Voici ce qu’il en dit :

“À la fin des années 50, John F. Kennedy, grand bavard et historien à ses heures, m’a raconté comment, en 1948, Harry S. Truman a littéralement été abandonné de tous lorsqu’il s’est présenté à l’élection présidentielle. C’est alors qu’un sioniste américain lui offrit deux millions de dollars en cash, dans une valise, à bord de son train de campagne.« Voilà pourquoi notre reconnaissance d’Israël s’est faite si rapidement ». Comme ni Jack ni moi n’étions antisémites (contrairement à son père et à mon grand-père), nous avons estimé qu’il s’agissait d’une autre histoire drôle sur Truman et la corruption tranquille de la politique américaine”.

Possible, voire probable : on ne peut juger de la véracité de l’histoire avec une certitude absolue. Mais Vidal a jugé bon de la raconter dans un livre, et Shahak, survivant de l’Holocauste, professeur de chimie à l’université hébraïque et spécialiste du judaïsme reconnu bien qu’occasionnellement controversé, l’a inscrite à la première page de son livre. Si Truman a reçu 2 millions de dollars (26 millions de dollars d’aujourd’hui) des sionistes, cela correspondrait bien à ce que les politiciens américains ont récolté du lobby juif, jusqu’aux 100 millions de dollars que Trump aurait acceptés de Miriam Adelson, veuve de l’archi-sioniste Sheldon Adelson, quitte à tomber dans le travers de la téléologie.

Extrait de l’article du New York Times cité plus haut :

“En dévoilant son plan, M. Trump n’a cité aucune autorité légale lui conférant le droit de s’emparer de ce territoire, pas plus qu’il n’a abordé la question de faire disparaître de force une population, en violation du droit international et de décennies de consensus en matière de politique étrangère américaine, et ce dans les deux partis”.

Cette phrase est juste du début à la fin. Mais les dernières lignes, qui concernent le consensus de Washington en matière de politique étrangère, méritent toute notre attention. J’espère que nous sommes tous d’accord, après avoir été témoins du soutien inconditionnel de Joe Biden au génocide d’Israël, que la proposition de Trump de pratiquer un nettoyage ethnique dans la bande de Gaza est tout à fait conforme à “des décennies de consensus américain en matière de politique étrangère”, si ce n’est la brutalité des méthodes de Trump pour y parvenir. La question sur laquelle Trump a franchi les limites des conventions tourne autour de la souveraineté. “Les États-Unis prendront le contrôle de la bande de Gaza, et nous ferons du bon boulot avec elle aussi”, a déclaré Trump lors de sa conférence de presse avec Bibi mardi soir. Il a ajouté :

 « Nous en serons les propriétaires et serons responsables du démantèlement de toutes les bombes dangereuses non explosées. Nous en serons les propriétaires et nous serons responsables du démantèlement de toutes les bombes dangereuses qui n’ont pas explosé… nous nivellerons le site et nous nous débarrasserons des bâtiments détruits, nous le nivellerons…. Créer un développement économique qui fournira un nombre illimité d’emplois et de logements aux habitants de la région. Faites un vrai travail, faites quelque chose de différent« .

Après son discours et celui de Bibi, un journaliste a demandé à Trump si ce projet nécessiterait l’envoi de troupes américaines. “Si c’est nécessaire, nous le ferons”, a-t-il répondu avec l’étrange désinvolture qu’il affecte. “Nous allons reprendre ce bout de terre et le développer”. Depuis, il est revenu sur ses propos. “La bande de Gaza serait remise aux États-Unis par Israël à la fin des combats”, a-t-il déclaré jeudi sur Truth Social, son tam-tam numérique. “Pas besoin de soldats américains !”

Deux remarques. D’une part, il est difficile d’imaginer l’exécution d’un projet de cette ampleur dans un site aussi politiquement chargé que Gaza sans impliquer les troupes américaines. Ensuite, la présence ou non de troupes semble être un détail dans le schéma de l’opération. On peut d’ores et déjà signaler que des “sous-traitants étrangers” assistent déjà les forces israéliennes sur le terrain à Gaza.

C’est la première fois qu’un dirigeant américain, quel que soit sa position au sein du gouvernement, se prononce publiquement en faveur d’une prise de possession physique d’un territoire situé au-delà des frontières américaines depuis je ne sais combien de temps. Ce qui est choquant ici, c’est la proposition de Trump d’introduire – ou de réintroduire, plus exactement – une domination territoriale de type impérial, et par la force si besoin. Il a évoqué mardi les 365 km² que compte la bande de Gaza. Remarquez la similitude avec ses projets pour le Groenland, le Canada et le canal de Panama. C’est ce que Trump a voulu dire dans son discours d’investiture lorsqu’il a parlé de l’Amérique comme d’une “nation en pleine croissance – une nation qui accroît sa richesse, étend son territoire…”.

Comme ces remarques le montrent clairement, Trump est parfaitement conscient qu’il préside un imperium. Sinon, il ne pourrait ni penser ni s’exprimer comme il le fait. Mais on constate à quel point cet homme méconnaît souvent les faits les plus élémentaires concernant l’histoire et le fonctionnement de notre imperium. Son domaine est le foncier, ou, pour reprendre son expression, l’immobilier. Mais les théoriciens et les gestionnaires de l’empire ne s’intéressent plus à l’immobilier – pas de façon permanente.

L’Amérique a fondé l’empire qui nous accable aujourd’hui, ainsi que le reste du monde, au cours de la guerre hispano-américaine, une opération de huit mois survenue en 1898. Il y eut les premiers camouflets, comme les Philippines, que les États-Unis ont reprises avec beaucoup de brutalité aux Espagnols et conservées en tant que colonie pendant près de cinq décennies. Guam a été saisie pour servir de station de ravitaillement pour les cargos américains allant et venant de “l’Est”. Idem pour les Samoa américaines. C’est ainsi que les choses se sont passées. Les Européens possédaient des empires, nous devions donc en avoir un : tel fut le raisonnement de l’orthodoxie lorsque des personnalités telles que Twain et William James formèrent la Ligue anti-impérialiste en réponse à la guerre contre les Espagnols.

Washington a accordé l’indépendance aux Philippins en 1946. La date est significative. À cette époque, à la veille de l’ère des indépendances, Londres et Paris ont reconnu que la suprématie territoriale était un concept du 19è siècle, largement dépassé. Ce que nous nommons néocolonialisme était une nouveauté. Washington l’a également compris. C’est pourquoi, depuis les victoires de 1945, s’emparer des terres d’autres peuples ne présente plus aucun intérêt. Ceux qui gèrent l’imperium s’intéressent aux dictateurs et autres compradores grâce auxquels ils peuvent asseoir leur pouvoir. Voilà pourquoi les décennies d’après-guerre sont émaillées de coups d’État, d’assassinats, de révolutions de couleur, etc. Il ne s’agit pas de territoires, ni du drapeau américain flottant au vent sur eux.

Comment Trump peut-il ignorer cela ? ( Et qui diable peut bien le conseiller sur ces questions, c’est le moins qu’on puisse se demander.) Sommes-nous censés faire comme si Washington ne gérait pas d’empire depuis près de quatre-vingts ans ? Caitlin Johnstone, la chroniqueuse australienne à la plume vitriolée, souligne parfois les talents requis pour préserver un empire et le dissimuler à la population américaine. C’est exact. Mais pour autant qu’on puisse en juger, nous sommes de moins en moins nombreux à nous laisser abuser de la sorte. Si les plans de Trump, à Gaza et ailleurs, ont la moindre vertu, la réalité de l’empire ne peut plus être occultée.

Les propositions de Trump enfreignent le droit international. L’Amérique y contrevient depuis des décennies. Trump propose un nettoyage ethnique des Palestiniens de Gaza. L’Amérique a parrainé ce projet depuis qu’Israël existe. Trump pourrait sanctionner l’annexion de la Cisjordanie par l’État sioniste dans les semaines à venir – un autre gros morceau qu’il a omis de mentionner mardi. Une telle sanction serait officieusement en vigueur depuis le début de la colonisation.

Trump veut prendre le contrôle de Gaza. Les États-Unis participeront ainsi davantage au terrorisme israélien que sous le régime de Joe Biden. C’est la nouveauté. C’est flagrant, parfaitement choquant. Cependant, la question qui se pose est la suivante : en quoi est-ce nouveau, concrètement ?

Le plan de Trump n’est-il qu’une nouvelle étape sur le parcours de Washington depuis que Truman, si tant est qu’il l’ait fait, a accepté cette fameuse valise en ce jour de mai, il y a 77 ans ?

De nombreux fonctionnaires, personnalités politiques et observateurs ont exprimé des doutes cette semaine sur la faisabilité du plan de Trump pour Gaza. Pour l’instant, je m’abstiens de tout jugement sur la question. Mais son message, à lui seul, a déjà émoustillé les ultra-sionistes de tout poil. Il est désormais parfaitement acceptable pour des représentants publics – Mike Huckabee, Elise Stefanik, Tom Cotton, et bien d’autres – de prôner l’annexion de la Cisjordanie par Israël. Certains de ces abrutis rétrogrades, a rapporté le Times mardi, en viennent maintenant à rejeter l’appellation “Cisjordanie” en faveur de “Judée et Samarie”, selon l’expression biblique. Ce changement de nomenclature est significatif et équivaut à une déclaration d’intention agressive. Propriétaire de Gaza ou pas, Trump a amorcé un virage décisif.

Mais tous ces chocs de la semaine, sans exception, sont déjà latents dans la politique américaine depuis des décennies – depuis mai 1948, en fait. Ne perdons pas cela de vue. En ces temps critiques, ne nous servons pas de Trump pour nous voiler la face, comme beaucoup d’Américains sont enclins à le faire, à commencer par leurs prétendus gouvernants.

Patrick Lawrence, 7 fevrier 2025

Source: Scheerpost.com