La ronde des prisonniers . Vincent Van Gogh, février 1890. Moscou, Musée Pouchkine


Par Alain Rodier

NOTE D’ACTUALITÉ N°607 / AVRIL 2023 – f2r.org

Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, Kiev et Moscou s’accusent mutuellement de mauvais traitements de prisonniers constituant des crimes de guerre.

Matilda Bogner, la chef de la Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations unies en Ukraine (HRMMU), a déclaré le 24 mars : « nous sommes profondément préoccupés par l’exécution sommaire de 25 prisonniers de guerre et personnes hors de combat russes » ainsi que par celle de «15 prisonniers de guerre ukrainiens». Elle appelle la Russie et l’Ukraine à ouvrir des enquêtes sur les allégations de mauvais traitements infligés aux prisonniers des deux camps et rappelle aux deux pays leurs obligations de traitement concernant les prisonniers de guerre, veillant à ce qu’ils « ne soient pas exposés à la curiosité publique » et à ce qu’ils soient « traités avec dignité ».

Selon elle, l’ONU a « documenté » ces exécutions de Russes par les forces armées ukrainiennes, « souvent » perpétrées « immédiatement après la capture sur le champ de bataille ». L’ONU est au courant de cinq enquêtes qui sont actuellement conduites par Kiev, impliquant 22 victimes, mais, toujours selon Matilda Bogner : « nous n’avons connaissance d’aucune poursuite à l’encontre des auteurs [de ces crimes] ». En ce qui concerne les 15 prisonniers de guerre ukrainiens exécutés « peu après leur capture » par les forces armées russes, 11 d’entre elles ont été perpétrées par le groupe paramilitaire russe Wagner.

Dans le rapport de l’ONU publié le 24 mars, la mission de surveillance des droits de l’homme des Nations unies a affirmé que des membres des forces armées ukrainiennes avaient soumis des prisonniers de guerre russes à des menaces de mort, à des simulacres d’exécution ou à des menaces de violences sexuelles. Dans plusieurs cas, les coups portés étaient « purement des représailles (…) Dans certains cas, des officiers ont battu des prisonniers de guerre en disant : c’est pour Boutcha » en faisant référence à la ville située près de Kiev où les forces russes sont accusées d’atrocités commises contre des civils.

Le rapport dénonce aussi les mauvais traitements subis par les prisonniers de guerre ukrainiens aux mains des forces russes. La torture et le refus de soins médicaux ont parfois entraîné la mort. Ils ont également été l’objet de violences sexuelles, du refus d’accès à l’eau et à la nourriture. Le rapport précise que « certains d’entre eux ont perdu des dents ou des doigts, se sont fait casser des côtes, des doigts ou le nez ».

Dmytro Loubinets, l’émissaire ukrainien chargé des droits humains a répondu sur Telegram qu’il avait été « surpris » par les accusations de l’ONU envers Kiev et qu’il n’en avait pas été informé à l’avance ». Tout en ne démentant pas directement les exactions imputées aux forces ukrainiennes, il a dit vouloir « connaître les faits et les arguments incontestables sur lesquels se fondent les conclusions [du rapport de l’ONU] ». Plus globalement, Kiev a exprimé sa « frustration », rappelant que « la responsabilité ne peut être mise sur la victime de l’agression » à savoir que c’est la Russie qui a envahi l’Ukraine.

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Il existe des guerres « justifiées » – non pas « justes » -, par exemple quand un pays se défend d’une agression extérieure à l’image de la Seconde Guerre mondiale, face aux attaques des nazis et des Japonais qui étaient les « agresseurs » malgré toutes les « bonnes raisons » qu’ils avaient pu avancer. Indéniablement. l’Ukraine a été agressée par la Russie le 24 février 2022, là aussi malgré toutes les « bonnes raisons » que Moscou a pu avancer.

Parfois, ces conflits ont des motivations plus « floues » comme les « guerres de libération ». Mais une guerre n’est jamais totalement le monde du « bien » contre celui du « mal » ; c’est un espace très « gris » entre différents intérêts dont certains sont bien dissimulés (guerre par proxies).

Par contre, ce qui est certain, c’est qu’il n’existe pas de « guerre propre » car elles sont toutes abominables sur le plan humain. En situation de conflit, les hommes reviennent rapidement à l’état de « prédateurs », capables de toutes les horreurs.

Les décideurs ont tenté de l’« humaniser » en établissant des « lois de la guerre », par exemple lorsque l’Église a proscrit l’usage de l’arbalète lors du concile du Latran en 1139. Ces lois sont indispensables car ceux qui les transgressent savent qu’ils pourront être jugés pour leurs abominations … s’ils sont dans le camp des vaincus.

En effet, peu de responsables de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ont été jugés par les membres de leur propre camp quand il est victorieux. A quelques exceptions près, comme dans le cas du lieutenant américain William Calley, responsable du massacre de Mỹ Lai, commis le 16 mars 1968 au Vietnam ; qui fit entre 347 et 504 morts civils[1].Les Américains sont prompts à accuser les autres tout en se préservant eux-mêmes (ce qui n’exclut pas des limogeages en interne). Pour mémoire, il n’y a pas eu beaucoup d’Allemands qui ont été faits prisonniers le 6 juin 1944.

Quant aux Soviétiques, aux Coréens du Nord, aux mouvements de libération vietnamien et algérien, les prisonniers adverses n’ont pas été leur souci prioritaire. Par exemple, sur 37 000 prisonniers français faits par le Vietminh entre 1945 et 1954, 71% sont morts en captivité… Durant la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques ont fait quelques trois millions de prisonniers allemands. Deux millions ont recouvré la liberté. Quant aux viols « sur ordre » commis par la soldatesque soviétique pour « humilier le peuple allemand », leur nombre est estimé à deux millions. Mais il est toujours délicat de faire des reproches à une armée victorieuse… en dehors du pacte germano-soviétique et le massacre de 22 000 cadres polonais à Katyń et dans d’autres régions du pays en 1940.

Alain Rodier

[1] Condamné à la perpétuité, il ne purgea cependant qu’une peine de trois ans et demi en résidence surveillée.

Source: cf2r.org