Peu d’écrivains français, qui plus est du XXe siècle, jouissent aujourd’hui de la postérité d’Albert Camus, devenu depuis les années 1990, la chute du bloc communiste et la construction de l’espace européen aidant, un écrivain « universaliste ». À une époque où parler des « extrêmes » ne relève même plus de l’abus de langage, on salue la lucidité visionnaire de l’auteur de L’Homme révolté qui, déjà à l’époque, renvoyait dos à dos le nazisme et le communisme comme deux avatars du terrorisme d’État. L’auteur incarne désormais le consensus de la démocratie libérale, la « juste mesure » d’une morale centriste devenue capable d’établir une équivalence entre la violence du colonisateur et celle du colonisé, en rejouant le match Sartre-Camus d’où le premier sort inexorablement perdant. Mieux, le fils d’Alger qui, à la question de savoir s’il était de gauche, avait répondu « oui, malgré elle et malgré moi », a été depuis récupéré par une droite dure, voire réactionnaire, comme en témoigne le souhait émis par Nicolas Sarkozy en 2009 de le panthéoniser, ou encore la biographie fantaisiste (et truffée d’erreurs) de Michel Onfray en 2012, L’Ordre libertaire.
Si de nombreux textes camusiens n’ont rien perdu de leur beauté ou de leur puissance, si certaines de ces citations relèvent de ce qu’on appelle des punch lines (« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » ; « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme » ; « Le charme : une manière de s’entendre répondre “oui” sans avoir posé aucune question claire »), une thématique continue à revenir régulièrement : celle de la position de l’auteur quant à la question algérienne. On y trouve d’un côté les défenseurs de Camus l’incompris, plaidant la complexité d’un homme torturé qui a « mal à l’Algérie », comme il l’écrit dans ses Carnets. Ce camp est souvent prompt à mobiliser des textes de jeunesse comme la série de reportages pour Alger républicain « Misère de la Kabylie » (1939), son récit L’Hôte dans L’Exil et le royaume (1957) ou ses demandes de grâce pour des Algériens condamnés à mort pour terrorisme, notamment à la demande de Germaine Tillion. Tandis qu’en face, on rappellera inexorablement le meurtre de l’Arabe dans L’Étranger ou sa citation « Je défendrai ma mère avant la justice » — une interprétation hors contexte, plaide-t-on de l’autre côté.
Étonnantes absences dans les deux cas, celles des deux textes sur lesquels Albert Camus travaille alors qu’on est en pleine guerre de libération : les Chroniques algériennes (Actuelles III) publiées en 1958, et son dernier roman, Le Premier Homme, que l’auteur mort prématurément dans un accident de voiture le 4 janvier 1960 n’a pas pu achever, mais qui sera publié à titre posthume en 1994.
« PAUVRES ET SANS HAINE »
Les deux projets marquent la volonté de l’auteur nobélisé de rompre le silence, lui qui ne s’était pas prononcé publiquement depuis 1956 sur la question algérienne. Dans les deux ouvrages, l’on retrouve l’idée de restituer une certaine « vérité », en choisissant de « ne plus témoigner que personnellement, avec les précautions nécessaires », selon les mots de l’écrivain dans la préface des Chroniques, où il condamne en même temps la torture exercée par l’armée française en Algérie et les attentats contre les civils français. Agnès Spiquel dira du choix du titre de cet ouvrage que ce « pluriel met en avant l’idée que les faits seraient assez parlants pour qu’on puisse se contenter de les enregistrer ». Témoigner donc pour livrer son propre récit sur « des hommes et des femmes de son propre sang ».
En proie au doute face à la complexité et l’urgence de la situation, Camus revient dans Le Premier Homme à son enfance, à ses années algériennes dans une famille dont il relève davantage l’appartenance socio-économique que le statut de Français d’Algérie. Il déclare d’ailleurs dans les Chroniques : « Je résume ici l’histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît, étant pauvres et sans haine, n’ont jamais exploité ni opprimé personne ». Or, affirme-t-il, « les trois quarts des Français d’Algérie leur ressemblent ». La grande Histoire est lisible entre les lignes de ce récit personnel. La réédition de ses écrits de jeunesse L’Envers et l’endroit en cette même année 1958, avec une préface, ne fait que renforcer ce désir de témoignage : « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée ».
Dans le « royaume de misère » de son enfance que Camus incarne dans Le Premier Homme à travers le portrait de la famille de son double Jacques Cormery, tout apparaît sous le signe de la parcimonie, les biens matériels comme l’expression des sentiments. Nous voilà bien loin de l’enfance bourgeoise d’un Jean-Paul Sartre placée sous le signe des Mots, avec cette mère pour qui le vocable même de « bibliothèque » est difficile à prononcer. Mais qu’on ne s’y trompe pas : enfance pauvre certes, mais tout de même heureuse, et digne surtout, dans l’ascétisme d’une « pauvreté aussi nue que la mort ». L’auteur semble relater le souvenir de sa mère pour expier la culpabilité de celui qui a fréquenté la bourgeoisie intellectuelle de Saint-Germain-des-Prés : « Jacques, du plus loin qu’il se souvînt, l’avait toujours vue repasser l’unique pantalon de son frère et le sien, jusqu’à ce que lui partît et s’éloignât dans l’univers des femmes qui ne lavent ni ne repassent ».
On trouve là un écho à son propos dans les Chroniques où il transforme le conflit politique qui l’oppose aux intellectuels français partisans de l’indépendance algérienne en une affaire de classe sociale : « Une certaine opinion métropolitaine, qui ne se lasse pas de les [les Français d’Algérie] haïr, doit être rappelée à la décence ». Son texte est une double charge, avec Sartre en ligne de mire, tant contre ceux qui réduisent la réalité algérienne à des considérations théoriques sur la politique et la justice, que contre le « partisan français du F.L.N. » qui donnerait à lire une caricature des Français d’Algérie, « coupables d’être les complices et les bénéficiaires d’un système qui opprime et exploite les autochtones ». Il oppose aux « articles qu’on écrit si facilement dans le confort du bureau » la concrétude d’un argument d’autorité. Le tableau d’une Nativité quasi christique ouvre d’ailleurs son roman autobiographique et ambitionne d’illustrer un cosmopolitisme revendiqué et la possibilité d’une vie paisible entre les « deux communautés d’Algérie ». Dans la mythologie de l’auteur, la misère devient une patrie où tous les trimards cohabitent et se côtoient, bien qu’ils ne se mélangent pas.
UN MYTHE BIBLIQUE
C’est précisément dans la mythologie que le livre bascule à partir du chapitre intitulé « La Recherche du père », où Camus tente de reconstituer la vie de son père mort à la guerre en 1914 alors que lui-même n’a pas encore un an. Or, au vu du peu de documents dont il dispose, l’auteur ne peut opérer qu’une reconstitution partielle : « Le reste, il fallait l’imaginer ». La figure paternelle sera par conséquent mi-réaliste mi-fictive, comme un récit des temps anciens que l’imagination finit par transformer en légende. La mission qu’il se donne est de lui rendre un visage et une voix, ainsi qu’à toute sa famille et, par extension, à toute sa communauté, en remontant jusqu’aux vagues de colons de 1848 et de 1871 : « Arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de l’histoire sans laisser de traces. Les Muets ».
Son double et héros Jacques Cormery retourne alors en « pèlerinage » sur son lieu de naissance, à Mondovi (Dréan). En plus de donner une connotation sacrée à ce déplacement, l’évocation du rite amène l’idée d’une répétition, constitutive du mythe à travers l’actualisation d’un geste ancestral fondateur. Ce faisant, le héros répète le geste des « émigrants » de 1848 qui sont arrivés pour la première fois sur ces terres. C’était « la même arrivée de nuit dans un lieu misérable et hostile, les mêmes hommes ».
Sur la place du village, « les Français […] avaient le même air sombre et tourné vers l’avenir, comme ceux qui autrefois étaient venus ici par le Labrador1, ou ceux qui avaient atterri ailleurs dans les mêmes conditions, avec les mêmes souffrances ». L’arrivée de « la pluie algérienne, énorme, brutale, inépuisable » qui « était tombée pendant huit jours » rappelle le déluge biblique, et marque l’avènement d’une « race » nouvelle qui a déjà ses plaies et ses martyrs, avec cette épidémie qui fait plus d’une dizaine de morts par jour. Les gestes collectifs se mettent en place, comme cette danse entre deux enterrements, pour devenir au fur et à mesure symboliques.
À cette étape du récit, le parti pris de Camus est limpide : son évocation ne souffre presque pas la présence d’« Arabes », bien qu’il rende compte, en détail, des crimes contre les colons. Certes, le personnage du docteur est là pour vaguement rappeler qu’on « les avait enfermés dans des grottes avec toute la smalah » et qu’ils « avaient coupé les couilles des premiers Berbères ». Mais même ces exactions sont dénuées de leur caractère politique, sorties de tout contexte historique et géographique, pour n’être qu’une nouvelle reproduction d’un mythe ancestral et biblique, celui du premier meurtre, du premier fratricide, et ainsi se fondre dans la masse anonyme et banale des tueries que les hommes se sont toujours infligées : « et alors on remonte au criminel, vous savez, il s’appelait Caïn, et depuis c’est la guerre, les hommes sont affreux, surtout sous le soleil féroce », écrit-il dans une autoréférence à L’Étranger.
UNE TERRE SANS PEUPLE POUR UN PEUPLE SANS TERRE
Camus avait déjà donné les prémices d’une telle lecture dans le chapitre qui raconte le retour du fils Cormery de la métropole à Alger, auprès de sa mère. Là aussi, en épousant le point de vue de cette dernière, le récit fait abstraction totale de toute présence arabo-berbère. L’espace algérien devient l’objet d’une lutte exclusive entre Français et Allemands, lutte par ailleurs commencée en métropole et qui se poursuit dans ce prolongement de France. C’est une terre qui accueille les parias, les va-nu-pieds, les marginaux, ceux qui n’ont eu leur chance nulle part. Sur cette terre algérienne qui apparaît étonnamment vierge sous la plume camusienne, arrivent ceux qui fuient la guerre comme ceux qui crèvent la faim.
Dans cette représentation, l’est algérien est une terre sans peuple, un pays « plat, entouré de hauteurs lointaines, sans une habitation, sans un lopin de terre cultivé, couvert seulement d’une poignée de tentes militaires couleur de terre, rien qu’un espace nu et désert […] ». Ses ancêtres y sont venus prendre cette « Terre promise » qui rappelle l’Eldorado américain, tandis que les Arabes sont vaguement présents, « de loin en loin », silencieux et « hostiles », « groupés » à l’image de ces chiens kabyles « en meute ». On pense à Frantz Fanon qui écrit dans Les Damnés de la terre : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique ».
Les « conquérants » ou « aventuriers » rappellent l’imaginaire du Far West américain ou des conquêtes espagnoles2. Eux aussi sont guettés par tous les dangers, comme jadis les hommes d’Hernán Cortés ou de Francisco Pizarro : celui de l’épidémie, des changements de saison, ainsi que des « lions à crinière noire, les voleurs de bétail, les bandes arabes et parfois aussi les razzias d’autres colonies françaises qui avaient besoin de distraction ou de provisions ». Ils gardent alors « toujours le fusil et les soldats autour ». Certes, le texte mentionne bien qu’on a donné aux Espagnols de Port Mahon et aux Alsaciens « les terres des insurgés de 71, tués ou emprisonnés », référence sommaire à l’insurrection des frères Mokrani en mars 1871, en Kabylie, où près de 500 000 hectares de terres sont alors confisqués et attribués aux colons. Mais ils sont alors des « persécutés-persécuteurs », noyés dans les combats qui perlent l’histoire de l’humanité, et pour lesquels ils ne devraient pas porter de responsabilité.
L’épopée coloniale décrite dans Le Premier Homme actualise cet idéal religieux, profane ou civilisationnel de rédemption, où l’Autre est au mieux inférieur, au pire inexistant. Ainsi naît le mythe de ce peuple conquérant qui ne doit rien à l’entreprise coloniale, « où chacun était le premier homme », actualisant le mythe de l’homme pauvre et conquérant malgré lui, qui doit à chaque génération mener sa propre bataille, « apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité ». Car il n’y a pas de transmission au sein de cette « race », pas d’héritage ni de mémoire chez ceux qui n’ont pas accès à la parole et qui ne peuvent par conséquent rien transmettre. Le seul bien que cette tribu a en héritage c’est cette terre, qui, par sa symbolique, se trouve enveloppée d’une aura de sacralité. C’est elle qui donne sens à tout, y compris à la propre vie de l’auteur : « Ma terre perdue, je ne vaudrais plus rien », (Carnets). Et c’est aussi par ce lien commun à la terre que, selon les dires du colon Veillard, Français et « Arabes » seraient forcés à cohabiter à nouveau ensemble : « On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C’est le pays qui veut ça ». Encore une fois, Français et « Arabes » aspireraient à un avenir utopique où ils vivraient fraternellement par le seul miracle de leur commune présence géographique.
« UNE ÉPOQUE PÉRIMÉE »
En ayant recours à cette construction mythique pour retracer — ou imaginer — l’histoire de sa lignée, et malgré la mention formelle de quelques dates, Camus s’extrait du temps historique pour plonger dans le temps sacré. Car seule la temporalité du mythe est capable de donner une place à ceux qui étaient jusque-là en dehors de l’Histoire et qui n’avaient aucune conscience de son écoulement. Ainsi de la mère de Cormery, « qui ne pouvait même pas avoir l’idée de l’histoire ni de la géographie » et qui ne distingue pas la « guerre d’Algérie » d’une catastrophe naturelle :
La guerre était là, comme un vilain nuage, gros de menaces obscures, mais qu’on ne pouvait empêcher d’envahir le ciel, pas plus qu’on ne pouvait empêcher l’arrivée des sauterelles ou les orages dévastateurs qui fondaient sur les plateaux algériens.
L’univers de Cormery n’est alors pénétré par l’Histoire que dans une perspective de destruction, symbolisée par l’attentat qui fait voler en éclats cette ambiance chaleureuse du dimanche matin où Français — y compris parachutistes ! — et « Arabes » se côtoient.
Or, c’est justement le refus de Camus de reconnaître la marche de l’Histoire que critiquait déjà, en mars 1956, Jean Sénac. Dans sa « Lettre à un jeune Français d’Algérie » parue dans la revue Esprit, Sénac, pourtant ami de Camus, s’oppose totalement à cette vision et accuse son destinataire, précisément, d’« entretenir des mythes ». Sous la plume de ce poète également né en Algérie qui partage avec Camus des origines espagnoles, la misère n’est pas qu’une donnée sociologique : elle est sœur de la répression coloniale, puisque l’enfant qui n’a pas de quoi se nourrir est le même qui se trouve traqué par la police coloniale. Loin des ouvriers arabes du domaine de Saint-Apôtre qui, dans Le Premier Homme se désolent du départ de leur patron français à Marseille, ceux dont parle Sénac rêvent de « vengeance ». Et là où Camus n’aura de cesse de rêver de fraternité, lui parlera de dignité : « La dignité, il faudra bien que tu admettes que tous les hommes en ont besoin et que, si on la leur arrache, ils finissent tout de même par la reconquérir ». Sous sa plume, le mot « Arabes » est placé entre guillemets. Mais surtout, Sénac reproche à son destinataire une position que l’on ne peut que qualifier de réactionnaire et qui devrait être étrangère à leur génération : il évoque ainsi « les prétentions égoïstes de [leurs] pères » pour leur opposer « que la patrie algérienne est fondée ». Le destinataire anonyme de sa lettre, ce Français d’Algérie qui était probablement Camus, est à ses yeux trop attaché à une « époque périmée » et adopte un conservatisme désespéré : « Tu vois bien que le fil est usé, mais tu tires quand même ».
Si Sénac partage avec le « petit voyou d’Alger », selon la formule affectueuse de Sartre pour Camus, cet attachement pour cette terre où il est « né, où [il a] grandi, comblé », où il a également « [ses] parents et [ses] morts, [ses] souvenirs et [son] espérance », il oppose au mythe des pieds-noirs entretenu par Camus une ambition plus proche de celle des pieds-rouges à laquelle le poète semble aspirer : « […] je reste persuadé que, vieux occidentaux, cette révolution nous concerne, que nous avons un rôle à jouer dans cette nation et que nous avons, nous aussi, un certain nombre de briques à apporter à l’édifice commun ».
Journaliste, docteure en littérature française. Responsable des pages arabes d’Orient XXI
Source: Orientxxi.info