Dans leur conversation téléphonique du 28 janvier, Trump et Poutine ont signifié qu’ils étaient en quête d’une nouvelle détente. La riposte des ennemis de la détente n’a pas tardé à venir.
Entamée il y a maintenant quatre ans, la discussion hebdomadaire sur la nouvelle Guerre froide USA-Russie se poursuit entre Stephen F. Cohen (professeur honoraire Université de New York et de Princeton) et l’animateur de radio John Batchelor. Voici le résumé du dernier débat paru le 1er février dans le périodique new-yorkais The Nation (pour télécharger la discussion qui dure 40 minutes, cliquer sur http://www.thenation.com/authors/stephen-f-cohen).
En introduction, Cohen revient sur son constat, basé sur la réalité historique : les tentatives de détente engagées au XXe siècle sous les présidents Eisenhower, Nixon et Reagan se sont heurtées à une opposition féroce et ont même donné lieu à des tentatives de sabotage. Tant à Washington qu’à Moscou ou ailleurs encore, les adversaires de relations fondées sur la coopération ont livré un combat acharné.
Stephen Cohen est professeur honoraire en études, histoire et politique russes de l’Université de New York et de celle de Princeton. Auteur de différents ouvrages sur l’histoire de l’Union soviétique, il a conseillé Mikhaïl Gorbatchev et George H. W. Bush dans les années 1990. Il collabore à l’hebdomadaire The Nation, qui paraît à New York. Son dernier ouvrage, intitulé Du Stalinisme à la Nouvelle Guerre Froide (Columbia University Press), est paru aux Presses de l’Université de Columbia.
John Batchelor est animateur radio et diffuse sur plus d’une vingtaine de stations américaines. Dans son « show », il débat avec différentes personnalités de questions d’actualité, de politique, d’histoire et de science.
En ce qui concerne les récents événements, Cohen soulève les points suivants.
La conversation téléphonique du 28 janvier entre Trump et Poutine, qui a duré presque une heure, témoigne à différents égards de l’effort sérieux qui a été entrepris dans les deux capitales pour mettre un frein à la Nouvelle Guerre froide. Malgré les attaques des médias politiques [américains] les plus en vue, qui le traitent de « marionnette du Kremlin », Trump a montré sa détermination à poursuivre avec Moscou une relation fondée sur la coopération. Selon les résumés officiels de la conversation, cette conversation a été « chaleureuse » et s’est déroulée sur pied d’égalité entre les deux dirigeants, sans tomber dans l’habituel prêchi-prêcha de l’administration Obama. (On rétablit ainsi le principe primordial d’une parité qui a été déterminant dans les politiques de détente du XXe siècle).
La conversation téléphonique a aussi envoyé un signal aux bureaucrates réfractaires qui tiennent les institutions de sécurité des deux pays, que le « boss » veut entamer une nouvelle politique. (Cohen ajoute que ceci fait suite à l’acceptation de plusieurs démissions officielles de cadres du Département d’État.) Et bien que les sanctions imposées à la Russie par les USA n’aient pas été évoquées directement, cela n’a pas beaucoup d’importance car ces sanctions ont surtout un caractère symbolique. (Les résumés officiels de la conversation évoquent, il est vrai, « le rétablissement des relations économiques » entre les deux pays.) Les sanctions économiques qui ont une réelle importance pour la Russie sont celles qui ont été mises en place par l’Union européenne, sous la pression de l’administration Obama. De son côté, l’administration Trump a fait savoir à l’Europe qu’elle ne s’opposerait pas à ce qu’il y soit mis fin. A la suite de ce téléphone, des sources à Washington et à Moscou ont laissé entendre qu’un sommet Trump–Poutine, comme il est de tradition en période de détente, faisait actuellement l’objet de discussions.
Du côté américain, la riposte est venue d’adversaires de la détente hauts placés et de milieux influents, qui ont surtout dénigré Trump et Poutine en les traitant de partenaires peu fiables en matière de sécurité nationale. Le Sénateur John McCain ainsi qu’un éditorial du New York Times (29 janvier) ont publié un portrait de Poutine au pouvoir qui ressemble plus à une parodie de show télévisé. Dans sa chronique du Times du 30 janvier, Paul Krugman a utilisé des mots sur le « régime Trump-Poutine » de Washington, dans la veine néo-maccarthyste à laquelle il nous a habitués depuis quelque temps. Le 27 janvier, Rachel Maddow a emboîté le pas sur MSNBC, en prédisant que Trump allait mettre fin à la démonstration de force sur la frontière occidentale de la
Russie, alors que celle-ci a tout d’une provocation et que, de froide, la guerre risque fort de devenir chaude.
Dans l’intervalle, les petits États d’Europe de l’Est continuent de crier au loup et de dénoncer une « invasion » russe imminente, alors que de son côté le régime de Kiev appuyé par les USA semble être monté d’un cran dans l’escalade de la guerre contre les rebelles du Donbass, dans l’espoir qu’un incident lui permettrait de regagner l’appui faiblissant de Washington et de mettre fin à toute forme de détente.
Poutine se heurte aussi à ses propres limites politiques à Moscou. A la tête d’un État aux multiples ethnies et religions, qui compte plus de 20 millions de citoyens musulmans, il ne peut pas être associé à certains aspects de la politique d’immigration de Trump dirigée contre les musulmans. Il ne peut pas non plus accepter de mettre en jeu ses relations très étroites avec la Chine et l’Iran, contre lesquels Trump semble vouloir adopter une politique d’hostilité. (La « carte chinoise » jouée par Henry Kissinger, l’ancien conseiller de Nixon, qui serait aussi le conseiller de Trump, n’est plus jouable). Quant à la proposition de Trump qui vise à provoquer le mouvement de détente en luttant contre le terrorisme en Syrie et en réduisant les armes nucléaires, le premier objectif peut sans doute être atteint, mais pas le second. En effet, pour Moscou, la question des armes nucléaires est inextricablement liée aux systèmes de défense anti-missiles qui sont installés tout autour de la Russie. Trump devrait donc commencer par revoir cette politique héritée d’Obama.
Finalement, comme le relève Cohen, l’approche que Reagan avait de la détente, et qui devrait intéresser Trump, a aussi ses limites. Ni Reagan, ni Gorbatchev à son arrivée au pouvoir, n’ont été autant l’objet d’attaques personnelles de la part de l’« establishment » politique de l’autre camp. Vu la diabolisation dont Poutine est l’objet à Washington, Trump aura beaucoup plus de peine à trouver un appui aux États-Unis en faveur d’une politique de détente. En même temps, le dénigrement auquel l’establishment américain voue son président risque d’amener les décideurs politiques à Moscou à se demander si Trump peut devenir effectivement un partenaire de la détente pour la Russie. Cohen termine en mettant l’accent sur la perspective à long terme : la détente est aujourd’hui impérative pour la sécurité nationale des États-Unis ; Poutine est un partenaire ouvert et prêt à entrer en matière, mais la lutte pour la détente sera cette fois-ci beaucoup plus difficile à mettre en œuvre que cela n’a été le cas jusqu’à maintenant.
Stephen F. Cohen | 1er Février 2017
Source : Skerfrancophone.fr/amis-et-ennemis-de-la-detente