Crédits photo/illustration en haut de page : Margaux Simon

Ce texte réagit à un article publié par Le Monde sur le livre « Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza » (La Découverte, 2024). Il vise à en corriger les calomnies, insinuations et falsifications des faits, parfaite illustration de ce que, précisément, l’ouvrage analyse. Un droit de réponse ayant été rejeté par le quotidien, nous remercions Blast d’avoir accepté de le faire paraître. La campagne d’intimidation engagée depuis un an à l’encontre de celles et ceux qui proposent des analyses critiques de la destruction de Gaza et de ses habitants n’a pas seulement restreint la liberté d’expression. Elle a aussi contribué à la présentation au public d’un récit qui donne une vision fausse des événements et qui, ainsi, participe de la justification de la brutalisation des Palestiniens par l’armée et le gouvernement israéliens.

Depuis le 7 octobre 2023, celles et ceux qui se sont exprimés publiquement pour condamner la destruction des Palestiniens de Gaza et la dévastation de leur territoire et critiquer le soutien apporté par la plupart des pays occidentaux à ce que la Cour internationale de justice a considéré comme un plausible génocide ont été victimes de campagnes diffamatoires. Demander le respect du droit international, notamment du droit humanitaire, et des droits des Palestiniens, à commencer par leur droit à la vie et à une vie digne, évoquer l’histoire de leur oppression violente et illégale au cours des dernières décennies, et même appeler à un cessez-le-feu a été dénoncé, souvent même comme marque d’antisémitisme.

Dernier épisode en date de cette entreprise calomnieuse, un article publié par Le Monde des Livres le 28 septembre 2024 par Florent Georgesco. C’est un réquisitoire prenant pour cible « Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza », ouvrage écrit par l’un d’entre nous qui se voit accusé de « s’arranger avec les faits ». En réalité, c’est bien cette diatribe qui falsifie la réalité dans le but de discréditer l’auteur et disqualifier son propos.

La diffamation la plus grave concerne les deux autres signataires de cette tribune. « Ce n’est pas à cause de « leur condamnation des massacres de civils à Gaza » que les universitaires Nancy Fraser et Ghassan Hage ont été évincés d’universités allemandes, affirme notre procureur, mais de leur contestation du droit à l’existence d’Israël ». Accusations fausses et indignes.

S’agissant de la première, si l’université de Cologne a annulé son invitation sur la chaire Albertus Magnus, c’est parce qu’elle s’est associée à un texte intitulé « Philosophy for Palestine » dont les signataires « expriment leur solidarité avec le peuple palestinien » et « dénoncent le massacre en cours à Gaza » avec « le soutien financier, matériel et idéologique » de leurs gouvernements. Ils ne contestent pas l’existence de l’État d’Israël, mais son caractère « ethno-suprémaciste ». Bien au contraire, ils concluent en déclarant que « les droits de tous les peuples résidant aujourd’hui entre le Jourdain et la Méditerranée, de même que des Palestiniens réfugiés en exil, doivent être respectés ».

S’agissant du second, si l’Institut Max Planck a interrompu son contrat de chercheur invité, c’est en raison de commentaires publiés sur les réseaux sociaux dénonçant les « meurtres de masse des Palestiniens » et prédisant qu’Israël « cesserait d’exister comme État juif » pour faire place à un « espace multireligieux où chacun s’emploie à coexister avec les autres ». L’auteur est du reste connu et respecté internationalement pour ses travaux qui ont « analysé avec constance et critiqué avec force toutes les formes de racisme ». Il a d’ailleurs sans relâche défendu « l’idéal d’une société pluriconfessionnelle composée de chrétiens, de musulmans et de juifs vivant ensemble » sur un même territoire et n’a cessé de « critiquer les Israéliens et les Palestiniens qui s’opposent à ce but ».

C’est dire combien l’affirmation d’une contestation du droit à l’existence d’Israël est diffamatoire, puisque ce qui est mis en cause est le suprémacisme ethnico-religieux, source de discrimination, d’exclusion et de violence. De très nombreux soutiens se sont d’ailleurs manifestés à travers des pétitions de collègues et des lettres de sociétés savantes et d’organisations professionnelles, en Allemagne et partout dans le monde, pour souligner l’intégrité morale des deux professeurs et condamner les sanctions injustes dont ils étaient victimes. Il faut à cet égard rappeler que la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme de 2020 signée par 350 spécialistes internationaux des génocides et des études juives affirme que ne sont pas antisémites les mises en cause de la politique de l’État hébreu, les parallèles entre son histoire et celle d’autres pays, les critiques du sionisme en tant qu’idéologie nationaliste et même les mesures de boycott, désinvestissement et sanctions, expressions d’une lutte politique non-violente.

Mais la calomnie prend des formes plus insidieuses contre l’auteur de l’ouvrage objet de la diatribe. Or, il ne s’agit plus là d’interventions publiques, mais d’un travail de recherche visant à constituer une archive des six premiers mois des événements survenus depuis le 7 octobre. Pour en récuser l’analyse, l’auteur de l’article conteste les faits présentés, pourtant documentés par plus de 200 références provenant de sources israéliennes, arabes, européennes et nord-américaines difficilement contestables.

À propos de l’enquête indépendante conduite par Catherine Colonna sur l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, l’article affirme qu’il existe « deux occurrences antisémites » dans les livres scolaires qu’elle utilise. Or, le « rapport final » indique que les deux formulations en question, dans des manuels rédigés par l’Autorité palestinienne, ont été dès 2020, pour l’une, « supprimée », et pour l’autre, « significativement altérée ». Louant l’effort fait pour corriger d’éventuelles dérives par le développement d’une « approche de pensée critique », le rapport souligne que « l’UNRWA a travaillé de manière systématique pour assurer la neutralité dans cette éducation ». En laissant ainsi penser que le livre offre une « lecture biaisée » du travail de l’agence, l’intention est de dénigrer l’un et l’autre.

De même, pour établir un désir d’exagérer la réalité de l’islamophobie, l’article met en question la multiplication par trois des « actes antimusulmans » au quatrième semestre 2023, alors que les chiffres du ministère de l’Intérieur cités en note établissent que, l’an passé, « plus de la moitié ont été commis au cours des trois derniers mois de l’année », ce qui correspond bien à plus d’un triplement par rapport aux trimestres précédents. Ou encore, pour faire accroire à une volonté de délégitimer l’interdiction d’une conférence à Lyon 2, il est affirmé que cette annulation n’a pas été décidée « à la demande du Conseil représentatif des institutions juives », quand le quotidien cité en a fait le titre de son reportage.

Nous pourrions continuer la liste des contrevérités, qu’il est pourtant facile de rectifier à partir des sources existantes. Mais utilisant la rhétorique classique du déni qui s’attache à une apparente vérification des détails pour éluder les problèmes de fond, cette somme d’incriminations et d’insinuations n’a d’autre objectif, que d’éviter d’aborder les questions fondamentales que posent tant l’ouvrage attaqué que notre expression publique, à savoir le refus de la plupart des gouvernements occidentaux de mettre un terme aux massacres perpétrés parmi les populations civiles de Gaza ainsi que la police de la pensée mise en œuvre pour imposer une version anhistorique de la guerre en cours et réduire au silence les demandes de respect du droit international en accusant les voix dissidentes d’antisémitisme. Que ce dernier existe, nous le savons et nous le combattons, de même que toutes les formes de racisme et d’islamophobie.

Dans le contexte sensible et inflammable des événements tragiques qui se déroulent au Proche-Orient, falsifier la réalité des faits et porter des accusations sans fondement est d’une particulière gravité. Critiqués par 750 journalistes pour leur biais dans la manière de rendre compte de la guerre à Gaza, les grands médias doivent à cet égard faire montre de la plus grande rigueur. Il y va de la possibilité d’un débat démocratique. Il y va aussi de l’espoir que puisse advenir un jour une paix juste et durable pour les Palestiniens et les Israéliens.

Didier Fassin

Anthropologue et médecin, professeur au Collège de France et à l’Institute for Advanced Study de Princeton.

Nancy Fraser

Philosophe, professeure de science sociale et politique à la New School for Social Research de New York.

Source: Blast-info.fr