Les événements de la semaine écoulée montrent que Trump a sérieusement l’intention de changer la politique des États-Unis à l’égard de la Russie et les ennemis de la détente le savent bien. Voici les leçons à tirer du passé.
Stephen Cohen est professeur honoraire en études, histoire et politique russes de l’Université de New York et de celle de Princeton. Auteur de différents ouvrages sur l’histoire de l’Union soviétique, il a conseillé Mikhaïl Gorbatchev et George H. W. Bush dans les années 1990. Il collabore à l’hebdomadaire The Nation, qui paraît à New York. Son dernier ouvrage, intitulé Du Stalinisme à la Nouvelle Guerre Froide (Columbia University Press), est paru aux Presses de l’Université de Columbia.
John Batchelor est animateur radio et diffuse sur plus d’une vingtaine de stations américaines. Dans son « show », il débat avec différentes personnalités de questions d’actualité, de politique, d’histoire et de science.
Stephen Cohen et John Batchelor poursuivent leur discussion hebdomadaire sur le thème de la nouvelle Guerre froide entre les USA et la Russie, discussion qu’ils ont entamée il y a plus de trois ans (pour télécharger la discussion qui dure 40 minutes, se brancher sur www.thenation.com/authors/stephen-f-cohen). L’historique de la détente au XXe siècle, tout comme les leçons qu’on peut en tirer et l’impérieuse nécessité d’une détente, dans le contexte très explosif de la nouvelle Guerre froide, ont été abordés à plusieurs reprises dans des émissions précédentes. Toutefois, à la lumière des récents événements, Cohen juge nécessaire de revenir brièvement sur cet historique.
Les trois principales tentatives de détente au XXe siècle ont eu lieu sous les présidences d’Eisenhower, de Nixon et de Reagan. C’est sous Reagan, que les efforts ont été les plus conséquents et finalement couronnés de succès. Ils nous donnent des enseignements, dont les Présidents Trump et Poutine devraient s’inspirer.
Dans les deux camps, à Washington comme à Moscou, la détente a de puissants ennemis qui ne vont pas seulement s’opposer au processus diplomatique, mais aussi tenter sournoisement de le saboter. Par conséquent, le président des États-Unis doit être prêt et déterminé à se battre pour sa politique. Pour cela, il a besoin d’une équipe capable et moralement unie, en particulier le conseiller en sécurité à la Maison Blanche, le Secrétaire d’État, ainsi que l’ambassadeur des États-Unis à Moscou. Il doit aussi trouver un appui à sa politique de détente au sein des élites et des électeurs qui n’ont pas voté pour lui, appui qu’il aura beaucoup plus de peine à obtenir que cela n’avait été le cas pour Reagan. Cela dit, le locataire de la Maison Blanche n’a pas besoin d’avoir au Kremlin un « ami », mais un partenaire fort et un partisan convaincu de la détente, ainsi que semble l’être Poutine, malgré toute la diabolisation débridée à laquelle il a été soumis par les médias politiques les plus en vue. Le cadre ainsi posé, Cohen analyse l’évolution de la situation, en commençant par Trump.
Lorsqu’il propose de tenir à Reykjavík son premier sommet avec Poutine, Trump semble évoquer les souvenirs de la détente sous Reagan. C’est en effet en Islande que Reagan avait rencontré Gorbatchev. Comme l’avaient fait les deux présidents, il donne d’emblée la priorité à la réduction et au contrôle des armes nucléaires. De cette manière, il déplace l’accent qui avait été mis sur les sanctions et les négociations sur la crise ukrainienne (qui sont bloquées principalement par la volonté de Kiev) pour favoriser une avancée sur les armes nucléaires (sur lesquelles Kiev n’a pas voix au chapitre). En se rapprochant de la première ministre britannique Theresa May, tout comme Reagan l’avait fait avec Margaret Thatcher, Trump minimise le rôle de la chancelière allemande Merkel, qui est la principale opposante à la levée des sanctions européennes à l’égard de la Russie.
Entre-temps, Trump a commencé de constituer une forte équipe à la Maison Blanche et au Département d’État en faveur de la détente, tout en maintenant son refus de diaboliser son futur partenaire Poutine. Il a laissé entendre que les allégations selon lesquelles Poutine aurait encouragé sa victoire aux élections, étaient dues à des fuites organisées par la CIA sans aucune preuve à l’appui, vraisemblablement dans le but de saboter la détente avant même qu’elle n’ait démarré.
Les ennemis de la détente dans le camp américain ne sont pas moins conscients des intentions de Trump à cet égard, comme il ressort clairement de leurs récents agissements. Ils essaient par différents moyens de discréditer Trump, en tant que président, en laissant entendre qu’il poursuit une politique perfide avec la Russie. (Ainsi, sur les chaînes MSNBC et CNN, un journaliste a pu accuser Trump d’être à la tête d’une « cinquième colonne », sans s’attirer aucune protestation de ses voisins de plateau, cette accusation étant reprise quotidiennement par les éditorialistes du New York Times). Les chefs politiques du camp bipartisan opposé à la détente (parti républicain et démocrate confondus) insistent sur le fait que la Russie de Poutine constitue la menace numéro un des États-Unis et de toutes les démocraties occidentales, aussi absurde que cela puisse paraître. Les ennemis de la détente ont encore redoublé leurs efforts pour diaboliser Poutine et le discréditer en tant que partenaire des États-Unis en alléguant, comme le font les éditorialistes du Times, que la détente aurait des conséquences « calamiteuses » pour les États-Unis. Et même le président sortant Obama, dont la politique russe est en pagaille, semble vouloir semer derrière lui des obstacles supplémentaires à la détente, en imposant de nouvelles sanctions à la Russie, en tenant des propos méprisables sur Poutine et en poussant les troupes et les tanks de l’OTAN et de l’Amérique jusqu’aux frontières occidentales de la Russie.
Il ne faut pas sous-estimer non plus, selon Cohen, les ennemis de la détente à Moscou, avec lesquels Poutine va devoir compter et qui manifestent déjà leur mécontentement. Leur opposition relève pour une part d’un parti pris anti-occidental traditionnel, mais elle se base aussi sur deux griefs très forts, dont l’origine est plus récente. Le premier tient au fait que la détente, tout d’abord sous Reagan–Gorbatchev–Bush et ensuite sous Clinton–Eltsine, a eu des effets catastrophiques pour l’Union soviétique et la Russie, autant sur le plan interne qu’externe. Pour cette raison, Poutine ne peut pas prendre le risque d’être vu dans son pays comme le continuateur de la tradition de détente de Gorbatchev et Eltsine. Deuxièmement, dans certains milieux moscovites influents, on est fermement convaincu que Washington a rompu ses promesses à plusieurs reprises depuis que Poutine a accédé au pouvoir en 2000, dans des périodes qui s’apparentaient à de la détente ou à un nouveau départ (« reset »). À leur avis, la même chose se passera sous la présidence de Trump.
Pour terminer, Cohen et Batchelor évoquent brièvement les sujets qui sont à mettre à l’ordre du jour d’une négociation sur la nouvelle détente. Parmi ces sujets, il y a évidemment les divergences sur la question des armes nucléaires (y compris le problème crucial des installations de défense anti-missiles américaines), ainsi que l’expansion de l’OTAN, le terrorisme international, la Syrie, l’Ukraine et d’autres conflits régionaux. En rappelant que pour aboutir, la détente a toujours exigé des concessions mutuelles, Cohen soulève la question des concessions que Poutine serait amené à faire pour aider Trump à trouver aux États-Unis un soutien à une politique de détente. Cohen fait quatre suggestions : premièrement, mettre fin à l’interdiction de l’adoption d’orphelins russes par des familles américaines ; deuxièmement remettre en œuvre le programme lancé en son temps par le sénateur Bill Bradley, qui a permis à des milliers de jeunes Russes de séjourner et d’étudier aux États-Unis ; troisièmement, faire de même avec le programme Nunn-Lugar pour garantir la sécurité des matériaux russes de destruction massive et enfin remplacer les Européens, qui ont échoué dans le processus de Minsk, par un groupe conjoint USA–Russie–Ukraine placé sous les auspices des Nations-Unies et chargé de négocier le règlement de la guerre civile et de la guerre par procuration qui sévit en Ukraine.
Quels que soient les enjeux de cette nouvelle détente et son impérative nécessité, Cohen conclut qu’elle se heurtera à une très forte opposition et que la bagarre a déjà commencé.
Par Stephen F. Cohen
Source: The Nation