Les forces irakiennes se déploient près de la ville d’Anah plus au nord dans l’Anbar après avoir réussi le 22 septembre à chasser « l’EI en Irak et en Syrie » de la ville. [Capture page Facebook du régiment d’urgence de l’Anbar

Le désert de l’Anbar 

Par Elijah J. Magnier | 30 Novembre 2017

La guerre en Syrie tire à sa fin, mais elle sera remplacée bientôt par une guerre d’un tout autre genre, plus précise et plus difficile, une guerre mettant aux prises les pays limitrophes et les pays qui s’activent en territoire syrien. Cette guerre concerne les pays qui ont des intérêts et des ambitions dans le secteur, comme les États‑Unis, la Turquie, l’Iran et Israël.

Ces pays tentent d’établir des équations et des contrepoids leur permettant de rester dans le Levant et d’atteindre leurs objectifs. La différence fondamentale est que seul l’Iran dispose d’un allié indéfectible à l’intérieur de l’équation existante, un allié qui s’est tenu debout pendant toutes ces années de guerre, alors que tous avaient misé sur sa chute quelques semaines et mois à peine après le début du conflit. Cet allié, c’est le président syrien Bachar al-Assad.

Les États-Unis et la Syrie 

Les États-Unis ont clairement défini leur objectif politique en Syrie et vont tenter de l’atteindre, quoique leur chance de succès est bien mince.

À ce moment où la guerre contre le groupe armé « État islamique » (Daech) n’est pas tout à fait terminée, les forces américaines ont établi une sorte de coexistence avec l’organisation terroriste, qui demeure sous leur protection (la Russie n’est pas autorisée à entrer dans la zone opérationnelle des USA). Cette protection est assurée aussi longtemps que Daech ne s’en prendra pas aux forces américaines ou à leurs mandataires kurdes et arabes qui combattent ensemble sous la bannière des « Forces démocratiques syriennes » (FDS).

Les forces américaines ont cessé leurs frappes aériennes dans les secteurs à l’est de l’Euphrate contrôlés par « Daech ». Le groupe ne sera pas attaqué aussi longtemps que ses forces combattantes continueront de planifier leurs attaques essentiellement contre l’armée syrienne et ses alliés. Selon des sources se trouvant à la base de Hameimim, les USA continuent de déployer des drones au-dessus des secteurs à l’est du fleuve afin de surveiller Daech sans gêner ses déplacements dans une zone limitée. À moins qu’une occasion se présente de s’offrir des combattants étrangers considérés comme une prise de valeur (estime la source), les drones américains vont continuer de bourdonner dans le ciel syrien au-dessus de Daech et des alliés syriens dans le secteur.

Ce qui s’est passé ces dernières semaines indique que les USA ont autorisé Daech à circuler librement dans la zone sous le contrôle des USA et à rassembler ses forces pour attaquer les forces syriennes et leurs alliés (Corps des gardiens de la révolution islamique de l’Iran, combattants irakiens d’al-Nujaba et Hezbollah libanais) et ralentir leur progression vers Albu Kamal, en tentant en vain d’empêcher la libération de la ville.

La politique américaine va à l’encontre des objectifs en vertu desquels les forces internationales dirigées par les USA ont atterri en Syrie pour combattre le terrorisme. Washington agit comme une force d’occupation en ne veillant qu’à ses propres intérêts, qui l’amènent parfois à assurer la protection des forces de Daech. Ces dernières peuvent être manipulées et déplacées à l’intérieur de lignes à ne pas franchir sans risquer d’être attaquées. L’élimination du terrorisme ne semble plus être l’objectif des USA et de leurs partenaires européens et arabes actifs en Syrie.

Washington tente d’établir un équilibre avec Damas et Téhéran, en s’imaginant que Daech fait figure de contrepoids au Hezbollah libanais et au Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) en territoire syrien, à cette immense différence près : contrairement aux USA, l’Iran et ses alliés sont sur place à la demande du gouvernement syrien. Ils pourront se retirer quand le danger que représentent Daech et « Al-Qaeda » sera écarté, ou quand Damas sera convaincu qu’il peut défaire le terrorisme et les terroristes et obtenir le retrait de toutes les forces d’occupation.

Toutefois, la politique américaine en Syrie consiste à laisser planer la menace takfirie au-dessus du Bilad al-Cham et de la Mésopotamie à l’est de l’Euphrate et dans le désert de l’Anbar. Daech est actif dans ce secteur depuis 2001 (d’abord sous un nom différent) et possède une connaissance approfondie de sa géographie. Le groupe terroriste pourrait ainsi, comme les forces sur le terrain dans le secteur s’y attendent, frapper les armées syrienne et irakienne régulièrement en causant des pertes à répétition.

Les forces américaines et russes ont divisé l’est et l’ouest de l’Euphrate en zones d’intérêt et de contrôle relevant de chacune des deux superpuissances. Par conséquent, les forces aériennes russes et syriennes ne peuvent violer cet accord sans entrer en confrontation avec les États-Unis.

Les USA ont aussi imposé une règle d’engagement aux forces syriennes et à leurs alliés : si les forces américaines sont attaquées en Syrie, elles vont frapper les forces iraniennes ou pro-iraniennes basées au Levant. Cette situation risque de devenir très dangereuse et laide pour les USA et leurs intérêts en Syrie, en Irak et même dans l’ensemble de la région (il en est question plus loin). Bien des forces irakiennes sont prêtes à s’attaquer aux forces américaines si jamais elles s’en prenaient à « l’axe de la résistance » dont ces groupes irakiens se réclament.

Quant aux Kurdes syriens, ils commencent à se rendre compte que les USA les ont utilisés pour parvenir à propres fins et objectifs politiques. Les USA ne laisseront pas tomber la Turquie, à la fois membre de l’OTAN et ennemi déclaré des Kurdes syriens, juste pour faire plaisir à leurs nouveaux mandataires kurdes. Les USA ne cherchent qu’à s’établir dans une zone non hostile le temps que leurs troupes continuent d’occuper le nord de la Syrie.

La Turquie croit qu’elle a le droit de frapper les Kurdes et tente de pousser ses forces vers Efrin, à la frontière au nord-ouest de la Syrie. La Turquie ne s’en prendra pas aux Kurdes de l’autre côté du fleuve tant que les forces américaines seront déployées dans le secteur.

Le dernier point à ce sujet est l’intention de Washington d’exploiter la présence de 11 ou 12 millions de réfugiés syriens à l’étranger et de personnes déplacées à l’intérieur du pays aux prochaines élections présidentielles. Les USA ont demandé à l’ONU à se tenir prête à superviser les élections en y jouant un rôle de surveillance. Par conséquent, tous les pays (en particulier le Liban et la Jordanie) sont priés de garder les réfugiés syriens et les empêcher de retourner voter chez-eux. Les USA et l’UE croient qu’ils peuvent influencer le résultat des élections présidentielles et gagner par la voix des urnes ce qu’ils n’ont pu obtenir sur le champ de bataille (un changement de régime).

L’Iran et les États-Unis en Syrie

L’Iran n’hésitera pas à annoncer le retrait de ses forces de la Syrie pour nuire aux règles d’engagement et aux objectifs des USA. L’Iran maintient la présence d’environ 250 conseillers militaires en Syrie et a envoyé quelques milliers de soldats combattre en Syrie depuis 2013. Ces derniers ont joué un rôle de premier plan, notamment lors des batailles d’Alep, d’Hama et de la Badia (steppes syriennes), de pair avec d’autres forces alliées.

L’Iran a cependant des conseillers et des bureaux en Syrie depuis 1982 (invasion israélienne au Liban), en ayant obtenu la bénédiction des dirigeants syriens lorsque le président Hafez al-Assad était au pouvoir. Cette présence se poursuit parce que la Syrie et l’Iran (ainsi que le Hezbollah) font partie de « l’axe de la résistance », qui est devenu beaucoup plus puissant que lors de sa création en 2010, en réaction aux propos de George W. Bush qui avait qualifié l’Iran et l’Irak (plus la Corée du Nord) « d’axe du mal ».

L’Iran ne fournira aucune excuse pour amener les USA à s’en prendre à ses troupes directement parce que les deux protagonistes, les USA et l’Iran, savent que les forces américaines seront visées directement au Moyen-Orient dans les années à venir, aussi longtemps qu’elles seront perçues comme une force occupante en Syrie.

Il est donc peu probable que l’Iran prenne directement pour cible les forces américaines. L’Iran soutient le président Bachar al-Assad et dispose de nombreux alliés, qui ne demandent pas mieux que de s’attaquer aux forces américaines si elles restent en Syrie ou tentent de frapper les alliés syriens.

Pour ce qui est du Hezbollah, les États-Unis n’oseront jamais s’attaquer à ses forces terrestres ou à ses bases en Syrie (et au Liban). S’ils le font, les missiles stratégiques du Hezbollah vont assurément frapper Israël. Les dirigeants du Hezbollah ont déjà pris cette décision et la mettront en pratique si jamais Israël attaquait les positions du Hezbollah en Syrie.

Le Hezbollah et les forces iraniennes ont également isolé le passage frontalier d’al-Tanaf, où se trouvent des forces américaines et britanniques qui ont établi un paramètre de sécurité de 55 kilomètres pour empêcher l’armée syrienne et ses alliés de l’atteindre. En outre, les forces irakiennes ont avancé du côté irakien d’al-Tanaf, afin de compléter l’encerclement des forces américano-britanniques.

Ces forces sont plutôt en mauvaise posture. Leur occupation du passage frontalier d’al-Tanaf les oblige à s’occuper de quelque 40 000 familles syriennes déplacées dans le secteur, dont la seule voie de ravitaillement se fait du haut des airs ou en traversant le désert irakien. Il y a également de nombreux groupes à Hassaké qui ont appris à se servir d’engins explosifs improvisés perfectionnés et camouflés de façon à ce que les USA comprennent ce message : soyez prêts à ce que le coût de votre présence en Syrie se paie en vies humaines.

Assad soutient également des tribus arabes présentes à Raqqa et à Hassaké pour qu’elles se tiennent prêtes en tant que forces de la résistance. Assad est déterminé à récupérer tous les gisements pétroliers et gaziers à l’est de l’Euphrate, y compris ceux encore sous le contrôle de Daech et sous protection des USA. La Russie pourra toutefois commencer à effectuer des forages pour trouver du pétrole et du gaz (ainsi qu’au large de la côte méditerranéenne) afin de sécuriser davantage l’approvisionnement du gouvernement syrien.

En prenant de vitesse les forces américaines à Albu Kamal, les forces de Damas et leurs alliés ont réussi à prendre le contrôle de toutes les villes syriennes de la région à l’exception de Raqqa, qui a été complètement dévastée par les bombardements américains. Damas ne voit pas d’objection à ce que les USA et l’UE reconstruisent ce qu’ils ont détruit, tant qu’ils quittent ensuite le Levant une fois pour toutes.

Pour en revenir aux élections présidentielles, le président al-Assad n’acceptera pas de fixer de date précise tant que les personnes déplacées à l’intérieur du pays et que les réfugiés ne seront pas revenus à la maison, surtout depuis que la majeure partie de la « Syrie utile » a été libérée (à l’exception d’Idlib et de Daraa). Ainsi, Assad surveille attentivement les choses, en étant pleinement conscient que le plan des USA, de l’UE et de l’ONU visant à le faire renverser (par la voix des urnes) n’est qu’un vœu pieux irréaliste de l’Occident.

Par ailleurs, la Turquie parle déjà de rétablir ses relations avec Assad. Les Kurdes syriens dont les forces sont sous le commandement des États-Unis ouvrent aussi de nombreux canaux de communication avec Damas, car ils sont conscients du fait que les USA les laisseront tomber à la moindre occasion, une fois qu’ils ne serviront plus leurs intérêts. Les Kurdes veulent un État fédéral, une demande qui ne sera pas comblée par Damas. Assad ne veut discuter d’aucune réforme tant que la Syrie reste occupée (comme elle l’est par la Turquie et les USA).

Quant à Israël, il est devenu le maillon faible entre les USA et le Hezbollah, car il paie le prix pour sa tentative de changement de régime en Syrie et en raison de la dynamique qui a changé sur le terrain. Le Hezbollah et l’Iran ne quitteront pas la Syrie et ne se soumettront à aucune distance de sécurité, tant qu’ils seront sur le territoire syrien et qu’Israël continuera d’occuper les hauteurs du Golan. Ce qui est plus important encore, c’est que le président Assad est prêt à laisser le champ libre à la résistance syrienne pour qu’elle reprenne le Golan et impose une nouvelle règle d’engagement à Israël en réponse à tout viol de l’espace aérien ou frappe aérienne.

La présence américaine en Syrie ne sera pas une partie de plaisir. Il va sans dire que la suite des choses promet d’être intéressante.