Une rue d’Alep après la prise de la majeure partie de la ville par les forces d’opposition syriennes. Le groupe islamique militant Hayat Tahrir al-Sham (HTS) et d’autres factions de l’opposition syrienne ont mené une opération militaire depuis mercredi dernier et ont progressé régulièrement en capturant l’est d’Idlib, l’ouest d’Alep et la majeure partie de la ville d’Alep au gouvernement syrien. (Photo crédit : ZUMA Press, Inc./Alamy Live News)


Par Jeremy Salt
5 décembre 2024


L’avancée spectaculaire des « rebelles » dans Alep fait la une des journaux. Cependant, dans l’histoire plutôt que dans les gros titres, l’importance des événements actuels est relativisée, car l’Occident et ses alliés régionaux déchirent, ou tentent de déchirer, la Syrie depuis plus d’un siècle. C’est ce que le journaliste et historien Patrick Seale a appelé « la lutte pour la Syrie » au début des années 1960.

La Syrie que vous voyez aujourd’hui n’est pas ce qu’était la Syrie historique (le bilad al Sham). Jusqu’à la fin de l’Empire ottoman en 1918, elle comprenait ce qui est aujourd’hui le Liban, la Palestine (sud de la Syrie) et la province turque de Hatay. En 1967, un nouveau territoire, le plateau du Golan, a été pris puis annexé par Israël.

Les ennemis occidentaux et régionaux de la Syrie voudraient voir cette partition poussée plus loin, avec des îlots ethno-religieux formés autour d’un État musulman sunnite centré sur Damas. C’est ce que visaient les Français pendant les années du mandat. Divisés, ces mini-États ne seraient pas en mesure de résister aux pressions qui s’exercent sur eux.

Peuple le plus laïc du Moyen-Orient, le sectarisme est l’antithèse cauchemardesque de ce que souhaite la majorité des Syriens.

De nombreux « rebelles » ne le sont pas du tout car ils ne sont pas syriens. Les combattants étrangers qui ont rejoint la guerre par procuration lancée contre la Syrie en 2011 comprenaient des Tchétchènes, des Ouïghours, des Tadjiks, des Pakistanais, des Afghans, des Libyens, des Égyptiens et d’autres Arabes.

De lourdes pertes ont éclairci les rangs, mais beaucoup se trouvent encore dans le nord-ouest de la Syrie, occupé par la Turquie, ou dans la province d’Idlib, limitrophe d’Alep. Hayat Tahrir al Sham (HTS) dirige Idlib, mais sous la protection de la Turquie.

HTS était auparavant Jabhat al Nusra, qui faisait partie de l’État islamique du Levant (ISIL) jusqu’à ce que Nusra refuse d’abandonner son autonomie au calife de l’ISIL, Abou Bakr al Baghdadi. L’émir du HTS, Abu Muhammad al Jawlani, est issu d’Al-Qaïda en Irak (2004-6) et a passé des années dans les prisons américaines en Irak. Selon des informations non confirmées, il aurait déjà été tué lors d’une frappe aérienne russe sur le commandement militaire du HTS à Idlib.

Ces dernières années, HTS a été renforcé par une alliance avec certains des groupes takfiri les plus vicieux de Syrie, notamment Nur al Din Zinki, dont l’un des membres a été filmé en 2016 en train de couper la tête d’un garçon de 12 ans. Jusqu’à cette date, Nur al Din Zinki était soutenu par le département d’État américain et entraîné par la CIA.

En avril 2022, le HTS a été ajouté à la liste australienne des organisations terroristes interdites. Auparavant, en mai 2014, les États-Unis avaient inscrit Jabhat al Nusra « alias Hayat Tahrir al Sham » sur leur liste des « organisations terroristes étrangères désignées ». Elle y figure toujours, mais à la fin de l’année 2023, elle a été simplement incluse dans la catégorie des « entités particulièrement préoccupantes ».

Il semble qu’elle ait été rétrogradée grâce à l’alignement de ses propres intérêts stratégiques sur ceux d’Israël et des gouvernements occidentaux, qui convergent pour renverser le gouvernement légitime de la Syrie, c’est-à-dire celui de Damas.

Alors que le HTS a imposé la charia dans tout Idlib et que les organisations de défense des droits de l’homme recensent les exécutions sommaires, la torture et les enlèvements parmi ses crimes présumés, il tente à présent de se présenter comme un mouvement musulman modéré qui respecte les droits des femmes et autorise la liberté de culte pour les chrétiens. En se montrant au monde entier, ses combattants ont clairement reçu des instructions sur le comportement à adopter à Alep.

La guerre en Syrie a réduit le contrôle du gouvernement à 65 % du pays. Les Forces démocratiques syriennes (FDS), largement kurdes et dominées par les États-Unis, en détiennent 25 % dans le nord-est et le reste, dans le nord-ouest, est tombé sous le contrôle direct ou indirect de la Turquie. Le HTS tient Idlib sous sa protection et la Turquie maintient des « postes d’observation » dans toute la province.

Des unités de l’« Armée nationale syrienne » (ASL) participeraient à l’offensive actuelle. Créée et entraînée par la Turquie à partir de l’« Armée syrienne libre », la ASL a été principalement utilisée contre les forces kurdes en Syrie, bien que la Turquie ait également envoyé des contingents en Libye, en Azerbaïdjan et, semble-t-il, au Niger, conformément aux objectifs de la politique étrangère d’Ankara.

Tout en cherchant à minimiser son rôle dans l’offensive menée par HTS, la Turquie affirme qu’elle trouve son origine dans le refus du gouvernement syrien de respecter les « demandes légitimes du peuple syrien ». Telles que représentées par la Turquie en 2012, ces demandes incluaient la participation des Frères musulmans au processus politique, ce que la Syrie ne pouvait pas permettre en tant qu’organisation proscrite ayant un long passé de violence.

Entre-temps, le « processus de paix » d’Astana entamé en 2017, impliquant la Russie, la Turquie et l’Iran, visant à la désescalade et à l’obtention d’un cessez-le-feu, s’est pour l’instant terminé dans l’impasse, toutes les parties se rejetant mutuellement la faute.

La prise d’Alep était l’un des principaux objectifs du gouvernement turc depuis qu’il s’est retourné contre Damas en 2012 et qu’il a apporté son soutien à un « Conseil national syrien » basé à Istanbul et à une « Armée syrienne libre » opérant de l’autre côté de la frontière, dans le sud-est du pays.

Toutefois, alors qu’en 2011-2012, la Turquie faisait partie d’une vaste coalition d’États arabes et de gouvernements étrangers cherchant à renverser le gouvernement syrien, les temps ont changé. Ces mêmes États arabes sont aujourd’hui aux côtés de la Syrie et s’inquiètent de l’expansion du territoire syrien sous le contrôle direct ou par procuration de la Turquie. Sur le plan régional, la Turquie et les États-Unis sont désormais isolés en Syrie.

Les États-Unis ont tenté de séduire le gouvernement syrien en lui proposant un assouplissement des sanctions s’il coupait les voies terrestres d’approvisionnement en armes du Hezbollah, mais la Syrie n’était pas prête à abandonner ses alliés stratégiques ou leur objectif de « désaméricanisation » du Moyen-Orient. Cet objectif bénéficie d’un soutien croissant en dehors de l’« axe de la résistance », avec six États arabes et nord-africains (et la Turquie) sur la liste d’attente pour l’adhésion aux BRICS.

Occupant le nord-est de la Syrie, en tandem avec les FDS, les États-Unis disposent également d’une base essentielle à Al Tanf, dans le triangle sud-est où les frontières jordanienne, irakienne et syrienne se rencontrent et où la Nouvelle armée syrienne antigouvernementale (anciennement Maghawira al Thawra, « Commandos de la révolution ») est entraînée par les États-Unis en vue d’opérations dans l’est de la Syrie. Tanf est régulièrement la cible de groupes de résistance venus d’Irak.

Après s’être emparées d’Alep, les forces dirigées par le HTS ont commencé à se déplacer vers le sud, vers Hama, où les forces terrestres syriennes se mobilisent pour les repousser, avec l’appui des frappes aériennes syriennes et russes. La Russie a ses propres intérêts stratégiques à protéger en Syrie. Elle dispose d’une importante base aérienne à Hmeimim, près de Lattaquié, et d’installations navales à Tartous, ainsi que d’un prestige croissant au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, aux dépens des États-Unis.

Des milliers de combattants des Hashd al Shaabi (forces de mobilisation populaire) traversent la frontière depuis l’Irak et des unités du CGRI depuis l’Iran pour se joindre aux combats. Le Hezbollah restera au Liban, compte tenu de la crise qui y sévit, Israël ayant rompu le cessez-le-feu dès le premier jour et se préparant à frapper le Sud-Liban en force, alors même qu’il étend ses bases le long du « corridor de Netzarim » à Gaza.

L’expansion des forces iraniennes en Syrie est très susceptible de déclencher une confrontation directe entre Israël et l’Iran en Syrie. La protection d’Israël est un élément dominant de l’antagonisme occidental à l’égard de la Syrie depuis 1948.

Outre la guerre terrestre par procuration, les sanctions, imposées pour la première fois à la Syrie par les États-Unis en 1979, suivies par le Royaume-Uni, l’UE, le Canada, l’Australie et d’autres pays, et progressivement renforcées depuis 2011, aggravent l’oppression de la population syrienne.

L’Australie a également rejoint les États-Unis dans des actions militaires. En 2016, elle a violé le droit international en se joignant aux États-Unis dans des frappes aériennes sur une base militaire syrienne qui ont tué au moins 83 soldats combattant l’État islamique, qui tenait alors la ville de Deir al Zor dans l’est de la Syrie.

L’affirmation américaine selon laquelle il s’agissait d’un « accident » n’était guère convaincante et a sans doute eu pour conséquence de détruire un cessez-le-feu d’une semaine signé seulement cinq jours auparavant après des mois de négociations.

Aux yeux de l’Occident et d’Israël, même le drapeau du HTS flottant au milieu de la place des Omeyyades de Damas et l’émir du HTS, Abu Muhammad al Jawlani, siégeant au palais présidentiel, seraient apparemment préférables au gouvernement laïc de la Syrie.

Le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a déclaré que l’administration Biden était « réellement préoccupée » par les projets de HTS, une déclaration plutôt modérée si l’on considère que HTS figure sur la liste des organisations terroristes des États-Unis, mais « nous ne pleurons pas sur le fait que le gouvernement Assad, soutenu par la Russie, l’Iran et le Hezbollah, est [sic] confronté à un certain type de pressions ».

Sullivan a ouvertement admis que les Etats-Unis et le HTS avaient pour objectif commun de renverser le gouvernement syrien laïc. Entre ces vecteurs convergents, la longue « lutte pour la Syrie » se poursuit.

Jeremy Salt a enseigné l’histoire du Moyen-Orient moderne à l’université de Melbourne, à l’université Bogazici (Bosphore) d’Istanbul et à l’université Bilkent d’Ankara. Il est l’auteur de « The Unmaking of the Middle East. A history of Western Disorder in Arab Lands (University of California Press, 2008) et de « The Last Ottoman Wars. The Human Cost 1877-1923 » (University of Utah Press, 2019). Il est aujourd’hui chercheur indépendant.

Article original en anglais paru le 5 décembre 2024 sur Johnmenadue.com (Traduit par Arretsurinfo.ch)