Par Ilan Pappe  | 30 octobre 2014 | Dewereldmorgen.be/

Fin septembre 2014, l’historien Ilan Pappé, connu pour avoir sévèrement critiqué Israël, son pays, participait au Festival Manifiesta en prononçant un exposé à partir de son dernier livre : ‘The idea of Israel : a history of power and knowledge’. Les 3 paragraphes suivants sont tirés de son exposé :

« Imaginez que vous êtes un marchand de couteaux, à la recherche de clients potentiels. Que ferez-vous pour les persuader de la qualité de votre assortiment, qu’ils devraient selon vous acquérir ? Eh bien, vous les invitez à assister à une décapitation » (en référence aux vidéos de décapitation de Da’ech/EI).

« Il faut recourir à cette abomination pour expliquer aux gens combien nous sommes grotesques et hypocrites. Car c’est ce qu’Israël fait avec Gaza. Israël teste de nouvelles armes dans la bande de Gaza à l’occasion d’offensives meurtrières, comme cet été, après quoi il invite des marchands d’armes internationaux pour montrer comment les armes fonctionnent en réalité ».

« Conséquence : les revenus militaires d’Israël explosent, et continueront de grimper. Je ne suis pas prophète, mais je crains que si le monde n’intervient pas, il y aura tous les ans et demi une nouvelle opération militaire. Et chaque assaut militaire sera plus grave que le précédent. Finalement, Israël exécutera un génocide »

Egalité démocratique et militarisme sacré

L’idée d’Israël est née en 1948 et a été vendue dans le monde entier comme un produit de modernité et d’humanité. Voilà pour « l’idée d’Israël ». Le point de départ de mon livre s’y oppose diamétralement, car Israël est un Etat-voyou. La situation empire tous les ans. Le monde est un spectateur de plus en plus critique du projet sioniste : sa politique de violence est injustifiable. Face à lui, la majorité de la population juive d’Israël croit en l’égalité démocratique » d’Israël. Israël détruit une réalité et les habitants ne le voient même pas !

Depuis le début, Israël est une société coloniale [ndlr, selon Gilad Atzmon il est incorrect de parler d’Etat colonial -il n’y a pas de pays mère dans le cas d’Israël- que c’est infiniment pire qu’une colonisation], qui veut le plus possible de terres de Palestine, avec le moins possible de Palestiniens.

En même temps, Israël est aux prises avec une division intérieure, mais l’image d’un ennemi commun les rassemble. C’est pour cela aussi que le caractère militaire d’Israël est sacré. Dans des circonstances normales, ces oppositions au sein de la société israélienne déchireraient la communauté nationale, tellement elles sont profondes.

Il y a tout d’abord la division ethno-socio-économique entre juifs issus des pays européen,s qui bénéficient d’une position privilégiée, par rapport aux juifs issus des pays arabes. En deuxième lieu, il y a l’opposition des juifs religieux et des juifs laïques. Enfin il y a la classe moyenne paupérisée : la plupart des juifs de la classe moyenne ne peuvent plus accéder à la propriété d’un logement ». Ces tensions s’activent régulièrement. Et à ces moments-là nous voyons souvent un renforcement du conflit avec les Palestiniens. Alors on laisse tomber tout le reste au profit de « la sécurité » ».

La fabrication de « l’idée d’Israël »

Comment est née cette dissonance entre l’idée et la réalité d’Israël ? Comment se fait-il que tant de personnes extérieures continuent toujours d’accepter sans critique la prétendue qualité morale d’Israël ? Comment Israël réussit-il à vendre cette idée d’un état démocratique équitable, en dépit de la réalité, malgré l’existence de la télévision et de l’internet ?

J’identifie deux groupes qui ont eu la plus grande influence « pour faire passer le mensonge pour la vérité » : les réalisateurs de films et les universitaires. Les réalisateurs jouent sur les sentiments et vendent l’idée d’Israël tant chez eux qu’à l’étranger. Ils créent l’image d’Israéliens héroïques, qui, après un long calvaire, rentrent enfin à la maison. Les Palestiniens sont à peine présents dans ces films.

Les films, c’est de la fiction, en revanche les universitaires prétendent à la vérité académique, ce qui convainc des académiques occidentaux. Cette collaboration avec le politique remonte aux débuts d’Israël voire plus tôt. A la fin des années ’30, la Commission Peel britannique fut chargée de trouver une solution aux tensions entre la population locale et les colons juifs.

Ben-Gourion, qui devint ensuite Premier Ministre d’Israël, approcha un universitaire avec la question : « La présence juive a-t-elle été permanente depuis l’époque romaine jusqu’à aujourd’hui ? » Cet universitaire fut très enthousiaste, un sujet de recherche aussi costaud lui fournirait une dizaine d’années de travail. Mais Ben Gourion répondit : “Tu as deux semaines pour le démontrer à la Commission Peel : commence donc par la conclusion ! ”

Il s’agit donc ici d’un lien imaginaire avec un lieu, qui remonte à 2000 ans. L’idée d’Israël n’est pas de vouloir visiter ce lieu ou le partager avec ses habitants. Non, on veut le soustraire entièrement au peuple qui y habite déjà !

Imaginez que quelqu’un frappe à votre porte et dit fermement : « Excusez, il y a 2000 ans j’habitais déjà ici ». C’est un peu curieux, mais bon, vous faites preuve d’hospitalité et vous invitez l’homme à prendre le café. Mais le lendemain il est de nouveau là. “Excusez, il y a 2000 ans, C’EST MOI qui habitais ici”. Cette fois l’homme veut non seulement du café, mais aussi un endroit pour passer la nuit. Vous faites preuve d’hospitalité, vous hébergez donc cet homme. Mais le lendemain il arrive avec la police : « Il y a 2000 ans j’habitais ici, c’est ma maison ». Et vous voilà rapidement chassé de votre maison ! C’est cela, la réalité d’Israël. Partout ailleurs cela serait preuve de folie, mais quand il s’agit de la Palestine, les universitaires prennent la chose au sérieux ».

Les Nouveaux Historiens ont été une brève révolution dans le monde académique

A la fin des années 1980 un mouvement critique est né dans le milieu universitaire.. Quelques historiens ont remis en question l’historiographie sioniste de 1948. Ces « nouveaux historiens », comme on les a étiquetés, étaient influencés par la réalité sociale et politique du moment.

La guerre de 1982 contre le Liban n’était pas encore digérée mais avec la brutale répression de la première Intifada de 1987, ces universitaires ont commencé à réexaminer avec un esprit critique des documents de 1948 qui venaient d’être déclassifiés. Et soudain les événements de 1948 se trouvèrent dépouillés de leur élan héroïque. Les victimes palestinienne apparurent pour la première fois sur la scène de l’histoire.

Le mythe de la fuite volontaire des Palestiniens se trouva désossé. Les Palestiniens avaient été chassés. Ces « nouveaux historiens » ont revisité l’historiographie israélienne officielle, mais ils ne furent pas accueillis les bras ouverts. Beaucoup des documents militaires sur les forfaits commis à l’époque par les soldats et sur les expulsions de Palestiniens furent à nouveau scellés et refermés au public.

Les universitaires concernés furent honnis comme traîtres. Leurs idées ont fait sensation mais n’ont pas été admises par le public israélien. Nous voulions raconter la vérité mais nous avons été considérés comme des traîtres. Il est vrai que nous avons influencé le monde extérieur : pour la première fois s’exprimait l’idée que toute la naissance [du mythe] avait été fabriquée.

Le mouvement est mort de sa belle mort dans les années 1990. L’opinion publique a fait peser sur lui un silence de mort et la position des nouveaux historiens dans le monde académique est devenue intenable. J’ai moi-même été mis sous pression pour que je démissionne.

La grande majorité des voix critiques s’autocensura ou quitta Israël. Les restrictions dans les universités israéliennes sont telles que le critique individuel y est inaudible. Seul un changement fondamental advenant dans l’idéologie de l’état pourrait entraîner l’indépendance des universités. Aujourd’hui elles sont à nouveau totalement encadrées par l’idéologie sioniste étatique. La situation est actuellement désespérée.

Le Boycott : une pression indispensable sur le chaudron

On ne peut pas attendre qu’Israël change de lui-même. Cette société est un cercle fermé. Je pense que le mouvement BDS exerce une pression essentielle de l’extérieur pour initier un changement. C’est une masse critique qui peut aider des organisations dans leur lutte. Car c’est dans la société civile que se trouvent les voix critiques propres à Israël. Elles sont encore peu nombreuses mais elles pourraient évoluer et devenir une force de changement, avec la pression de l’extérieur.

Je pense par exemple à des organisations comme New Profile, qui soutient les objecteurs de conscience. Des organisations comme Anarchists Against the Wall et Breaking the Silence sont elles aussi très significatives.
Elles accomplissent le travail qu’aurait dû faire le monde universitaire. Toutes les organisations ne sont pas aussi progressistes. Certaines ont du mal à associer l’occupation de Gaza et de la Cisjordanie avec l’idéologie sioniste. Elles pensent que l’occupation est une politique, alors qu’il s’agit d’une seule et même idéologie.

On ne peut pas être sioniste et critiquer en même temps l’occupation : c’est comme si on critiquait la politique sud-africaine à l’époque de l’apartheid sans corréler cette politique à l’idéologie de l’apartheid !

Beaucoup d’organisations occidentales ont d’ailleurs le même problème : elles dénoncent uniquement l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza, tout en ignorant encore toujours l’histoire. Le chemin est donc encore long avant que nous approchions d’une solution équitable. Nous devons être patients. Pour moi cette justice a la forme d’un seul état avec des droits égaux pour tous ses habitants et pour tous ceux qui en ont été expulsés.


Ilan Pappe est l’un des “nouveaux historiens” israéliens et l’auteur de plusieurs ouvrages. Sa famille vit en Israël où il vit toujours tout en enseignant, depuis 2007, à l’Université d’Exeter en Grande-Bretagne. Son dernier livre s’intitule :The idea of Israel : a history of power and knowledge

Traduction : Marie Meert