
Soldats israéliens du 8717e bataillon de la brigade Givati opérant à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, le 28 décembre 2023. (Yonatan Sindel/Flash90)
Nous sommes en octobre, novembre ou décembre 2024, ou peut-être début 2025. L’armée israélienne vient de lancer une nouvelle opération dans tout le nord de la bande de Gaza, que nous appellerons Operation Order and Clean-up [Opération Ordre et Nettoyage]. L’armée ordonne l’évacuation temporaire de tous les résidents palestiniens au nord du couloir de Netzarim “pour leur sécurité personnelle”, expliquant que “l’armée israélienne doit prendre des mesures conséquentes dans la ville de Gaza dans les jours à venir, et veut éviter de blesser des civils”.
Cet ordre est similaire à celui que l’armée a donné le 13 octobre 2023 aux plus d’un million de Palestiniens vivant dans la ville de Gaza et ses environs à l’époque. Mais il est clair pour tout le monde que cette fois-ci, Israël prépare quelque chose de tout à fait différent.
Si le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le ministre de la Défense Yoav Gallant restent très discrets sur les véritables objectifs de l’opération, le ministre des Finances Bezalel Smotrich et le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir, ainsi que d’autres ministres d’extrême droite, les affichent ouvertement. Ils citent ici un programme que le “Forum of Reserve Commanders and Fighters”, dirigé par le général de division (res.) Giora Eiland, a proposé il y a seulement quelques semaines : ordonner à tous les résidents du nord de Gaza de partir dans un délai d’une semaine, avant d’imposer un blocus total sur la zone, y compris la coupure d’eau, de nourriture et de carburant, jusqu’à ce que ceux qui resteront se rendent, ou meurent d’inanition.
Ces derniers mois, d’autres Israéliens éminents ont également appelé l’armée à procéder à une extermination massive dans le nord de la bande de Gaza. Le professeur Uzi Rabi, chercheur à l’université de Tel-Aviv, a déclaré lors d’une interview à la radio le 15 septembre : “Faites partir toute la population civile du nord, et quiconque y restera sera légalement considéré comme un terroriste et soumis à un processus de privation alimentaire ou d’extermination”.
En août, selon un article de Ynet, des ministres du gouvernement avaient déjà commencé à faire pression sur Netanyahu pour qu’il “nettoie” le nord de Gaza de ses habitants.
Une autre proposition a été rédigée en juillet par plusieurs universitaires israéliens, intitulée “D’un régime meurtrier à une société modérée : La transformation et la reconstruction de Gaza après le Hamas”. Selon ce plan, qui a été soumis aux décideurs israéliens, la “défaite totale” du Hamas est une condition préalable au lancement d’un processus de “déradicalisation” des Palestiniens de Gaza.
“Il est primordial que la population palestinienne comprenne bien la défaite du Hamas”, affirment ses auteurs, ajoutant : “Les premiers secours peuvent commencer dans les zones purgées du Hamas”.
L’un des auteurs de la proposition, le Dr Harel Chorev, chercheur principal au Centre Moshe Dayan où Rabi travaille également, a exprimé son soutien total au plan d’Eiland.

Giora Eiland témoigne lors d’une audience de la commission d’enquête civile sur le massacre du 7 octobre, à Tel Aviv, le 8 août 2024. (© Avshalom Sassoni/Flash90)
Mais revenons à notre scénario : l’opération “Operation Order and Clean-up” démarre et, malgré les ordres d’évacuation de l’armée, quelque 300 000 Palestiniens restent parmi les ruines de la ville de Gaza et de ses environs, refusant de partir. Peut-être restent-ils parce qu’ils ont vu ce qui est arrivé à leurs voisins qui sont partis au début de la guerre, croyant qu’il s’agissait d’une évacuation temporaire, et qui, à ce jour, errent dans le sud de la bande de Gaza sans aucun endroit sûr où s’abriter. Peut-être craignent-ils une intervention du Hamas, qui appelle les habitants à refuser les ordres d’évacuation d’Israël. Ou peut-être parce qu’ils estiment qu’ils n’ont plus rien à perdre.
Quoi qu’il en soit, l’armée impose un blocus complet en l’espace d’une semaine à tous ceux qui restent dans le nord de Gaza. Les combattants du Hamas – le document Eiland estime qu’il en reste 5 000 dans le nord, mais personne ne connaît vraiment leur nombre réel – refusent de se rendre. Sur les chaînes de télévision internationales et les réseaux sociaux, les habitants du monde entier assistent à la famine généralisée qui frappe la ville de Gaza. “Nous préférons mourir plutôt que de partir”, disent les habitants aux journalistes.
À la télévision israélienne, les commentateurs ne sont pas convaincus qu’un tel scénario sera décisif pour gagner la guerre. Mais ils conviennent qu’une “campagne de famine et d’extermination” est préférable à la poursuite de l’immobilisme de l’armée à Gaza. Certaines voix dans les studios mettent en garde contre la dégradation potentielle de l’image d’Israël, mais le plan obtient néanmoins le soutien de la majorité de l’opinion publique israélo-juive. Les citoyens palestiniens d’Israël, qui intensifient leurs protestations contre le génocide, sont arrêtés pour avoir même publié des articles sur le sujet en ligne, et la police réprime par la force les manifestations de la gauche radicale.
Le secrétaire d’État américain Antony Blinken exprime son inquiétude, affirme que Washington est attaché à l’intégrité territoriale de Gaza et à la solution des deux États, et prévient que cette dernière campagne pourrait saboter les négociations en vue d’un accord sur les otages – mais Netanyahu ne réagit pas. Sous la pression de la droite, qui voit dans l’expulsion des habitants de la ville de Gaza l’occasion de raser complètement la région et de construire des colonies sur les ruines, l’armée entame la phase d’“extermination” décrite par Rabi.
Depuis que l’armée a affirmé que les civils pouvaient quitter le nord de Gaza – bien que les soldats tirent au hasard et tuent les Palestiniens qui tentent d’évacuer – elle traite tous ceux qui restent dans la ville comme des terroristes. Cette stratégie correspond à ce que le lieutenant-colonel A., commandant de l’escadron de drones de l’armée de l’air israélienne, a déclaré à Ynet en août à propos de l’opération de sauvetage des otages du camp de Nuseirat : “Quiconque n’a pas fui, même non armé, est pour nous un terroriste. Tous ceux que nous avons tués devaient l’être”.
La ville de Gaza est complètement détruite, et parmi les ruines se trouvent les corps de milliers, voire de dizaines de milliers de Palestiniens. Personne n’en connaît le nombre exact, car la région reste une “zone militaire interdite”. L’opération “Order and Clean-up” est couronnée de succès. L’armée, comme le propose le plan Eiland, se prépare à reproduire des opérations similaires à Khan Younis et à Deir al-Balah. En coordination avec les commandants sur le terrain, apparemment sans l’approbation de l’état-major général, le mouvement redynamisé de réinstallation de Gaza – qui attend dans les coulisses depuis des mois – commence à établir les premières nouvelles communautés dans les zones “purgées” des Palestiniens.
Un scénario probable mais pas inévitable
Il n’est pas certain que ce scénario se concrétise. Il peut être freiné à différents moments : l’armée pourrait faire savoir qu’elle n’est pas intéressée par l’occupation totale de la bande de Gaza, ni par le rétablissement d’un gouvernement militaire dans cette région. L’armée est consciente qu’une telle opération à grande échelle pourrait conduire à l’exécution des otages restants, comme cela s’est produit à Rafah, et elle ne veut pas être responsable de leur assassinat. Elle craint également qu’une opération d’une telle ampleur à Gaza ne déclenche une réaction plus forte du Hezbollah et, par conséquent, une guerre intense sur deux fronts, voire plus.
Malgré toute l’indulgence dont l’administration américaine a fait preuve à l’égard des actions génocidaires d’Israël à Gaza – affamant et anéantissant des dizaines de milliers de Palestiniens – la prochaine étape pourrait être de trop, même pour le président Joe Biden, qui se dit “sioniste”, et pour la candidate à l’élection présidentielle Kamala Harris, qui parle des “souffrances palestiniennes”. Cela pourrait bien être la goutte qui forcera la Cour internationale de justice (CIJ) à décréter qu’Israël commet un génocide, et à diligenter la Cour pénale internationale (CPI) pour qu’elle émette des mandats d’arrêt, et pas seulement pour Netanyahu et Gallant.
Les pays européens, qui ont jusqu’à présent hésité à sanctionner Israël, pourraient s’engager pleinement dans cette voie. Netanyahu pourrait en conclure que les conséquences internationales d’une telle opération seront trop lourdes – au diable les désirs de ses alliés de droite.

Soldats israéliens du 8717e bataillon de la brigade Givati opérant à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, le 28 décembre 2023. (Yonatan Sindel/Flash90)
La société israélienne peut également constituer un obstacle à la mise en œuvre du plan. Comme l’ont montré les manifestations de masse de ces dernières semaines, une grande partie de la population juive israélienne a perdu confiance en la promesse du gouvernement d’une “victoire totale” à Gaza ou en l’idée que “seule la pression militaire permettra de libérer les otages”. Sous l’impulsion des familles des otages – qui se sont radicalisées depuis la récente exécution par le Hamas des six otages dans un tunnel à Rafah – des centaines de milliers d’Israéliens veulent, semble-t-il, non seulement voir les otages rentrer chez eux, mais aussi en finir avec la guerre. Le plan Rabi-Eiland, qui prolongera certainement la guerre à Gaza et compromettra probablement le retour des otages restants, pourrait être rejeté par des centaines de milliers de manifestants, précisément pour ces raisons.
Cependant, il faut aussi admettre que le scénario esquissé ci-dessus n’est pas si farfelu. Depuis le 7 octobre, la société israélienne a connu un processus accéléré de déshumanisation à l’égard des Palestiniens, et on voit mal l’armée refuser en masse de mener une telle campagne d’extermination, surtout si elle est présentée par étapes : d’abord l’expulsion de la plupart des résidents, suivie de l’imposition d’un blocus, et seulement ensuite l’élimination de ceux qui restent.
Il ne s’agit pas seulement de se venger des atrocités commises par le Hamas le 7 octobre dernier. Dans la logique perverse qui régit la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens, la seule possibilité de restaurer la “dissuasion” après l’humiliation militaire du 7 octobre est d’écraser complètement la collectivité palestinienne, y compris ses villes et ses institutions.
Pour certains, on peut considérer que les propositions israéliennes visant à “finir le boulot” dans le nord de la bande de Gaza relèvent d’un bombardement génocidaire qui a peu de chances d’être mené à bien. Mais elles ont été imaginées par Eiland, Rabi et d’autres personnes influentes, et pas seulement par le cercle “messianique” des ministres Ben Gvir et Smotrich. Et indépendamment de ce qui se passera dans les mois à venir, le fait même que des propositions publiques destinées à affamer et à exterminer des centaines de milliers de personnes fassent l’objet d’un débat montre précisément où en est la société israélienne aujourd’hui.
Meron Rapoport – 17 septembre 2024
Note : cet article a été édité pour préciser que la proposition universitaire mentionnée ci-dessus – intitulée “D’un régime meurtrier à une société modérée : la transformation et la réhabilitation de Gaza après le Hamas” – ne soutient pas la famine ou l’extermination, bien que l’un de ses auteurs ait exprimé son soutien au plan Rabi-Eiland et ait même établi un lien entre les deux propositions.
Source: https://www.972mag.com/northern-gaza-liquidation-scenario-eiland-rabi/
Une version de cet article a d’abord été publiée en hébreu ICI