
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg lors du sommet de l’alliance militaire à Washington en juillet. (OTAN/Flicker, CC BY-NC-ND 2.0)
Le quatre-vingtième anniversaire de la conférence de Yalta, qui a jeté les bases de l’ordre international après la Seconde Guerre mondiale, tombe à un moment remarquable. Aujourd’hui, cet ordre est en crise, et le conflit en Ukraine est peut-être la manifestation la plus frappante de cet effondrement.
Une révolution culturelle est en cours aux États-Unis, qui ont servi d’hégémon mondial pendant des décennies. L’administration Trump ne s’est pas contentée de modifier la politique étrangère – elle a fondamentalement changé le paradigme de la façon dont Washington conçoit son rôle dans le monde. Ce qui était autrefois impensable est désormais ouvertement discuté et même poursuivi en tant que politique. Ce changement représente une refonte de la vision du monde, qui remet en question la manière dont le monde devrait être organisé et la place qu’y occupe l’Amérique.
Pour la Russie, la fin de la guerre froide a été le signe d’une insatisfaction à l’égard du nouvel ordre unipolaire. Le cadre établi à Yalta et à Potsdam a officiellement perduré par le biais d’institutions telles que les Nations unies, mais l’équilibre au sein du système s’est effondré au fur et à mesure que la domination américaine s’étendait. Les tentatives d’adaptation des institutions d’après-guerre pour servir l’hégémonie américaine ont échoué, portant préjudice à la fois aux institutions et à l’hégémon lui-même. Cette impasse est à l’origine des changements que nous observons aujourd’hui dans les perspectives mondiales de Washington.
L’Ukraine : Une conséquence de la crise
Le conflit en Ukraine est une conséquence directe de cette crise. Il souligne l’incapacité de l’ordre post-Yalta à s’adapter aux réalités modernes.
Bien qu’importante, la guerre en Ukraine n’est pas un conflit mondial comme la Seconde Guerre mondiale ; le monde n’est plus défini uniquement par la région euro-atlantique. D’autres puissances, en particulier la Chine, jouent désormais un rôle crucial. L’implication calculée de Pékin dans la question ukrainienne, qui signale son importance tout en évitant un engagement direct, illustre l’évolution de la dynamique de l’influence mondiale.
Pour les États-Unis et leurs alliés, la résolution de la crise ukrainienne a des implications mondiales. Toutefois, les défis mondiaux ne se limitent plus aux centres de pouvoir traditionnels. Les économies émergentes et les États qui n’avaient guère voix au chapitre il y a 80 ans exercent aujourd’hui une influence considérable. Cela souligne l’inadéquation de s’appuyer uniquement sur les institutions et les approches de l’époque de la guerre froide pour faire face aux complexités d’aujourd’hui.
On parle souvent de Yalta comme d’un « grand accord », mais cela simplifie à l’excès son importance. La conférence s’est déroulée dans le contexte de la guerre la plus sanglante de l’histoire. Le système qu’elle a créé s’appuyait sur l’autorité morale de la victoire sur le fascisme et sur l’immense coût humain que cette victoire exigeait. Pendant des décennies, ces fondements moraux ont conféré au système de Yalta une légitimité qui transcendait la simple géopolitique.
Aujourd’hui, le discours sur les « accords » a refait surface, en grande partie façonné par l’approche transactionnelle de Donald Trump en matière de gouvernance. La vision de Trump d’un accord est pratique et axée sur les résultats, donnant la priorité à des résultats rapides plutôt qu’à des négociations complexes. Cet état d’esprit a connu un certain succès dans des cas spécifiques, tels que les relations des États-Unis en Amérique latine et dans certaines régions du Moyen-Orient, où les acteurs clés sont profondément ancrés dans la sphère d’influence de Washington.
Toutefois, l’approche de M. Trump s’avère inefficace dans des conflits complexes et profondément enracinés tels que l’Ukraine. Ces situations, enracinées dans l’histoire et la culture, résistent à la simplicité des solutions transactionnelles. Pourtant, même dans ce cas, il existe un potentiel. Le rejet par M. Trump de l’idée que l’hégémonie américaine nécessite que les États-Unis gouvernent le monde entier marque une rupture avec le dogme de ses prédécesseurs. Il envisage plutôt l’hégémonie comme la capacité à faire valoir des intérêts spécifiques lorsque c’est nécessaire, par la force ou autrement.
Ce changement ouvre la porte, bien que de façon limitée, à des discussions sur les sphères d’influence. Des discussions similaires ont eu lieu à Yalta et à Potsdam, où les grandes puissances du monde se sont réparti les territoires et les responsabilités. Bien que le paysage géopolitique actuel soit beaucoup plus complexe, la reconnaissance du fait que les États-Unis ne peuvent pas être partout peut créer un espace de dialogue.
Une Amérique qui change, un monde qui change
La révolution culturelle de Trump a remodelé la politique étrangère des États-Unis, mais ses conséquences sont considérables. L’establishment américain reconnaît de plus en plus que les coûts de l’omniprésence mondiale sont insoutenables. Cette prise de conscience a des conséquences potentielles sur les relations entre les États-Unis et la Russie et, plus largement, sur la stabilité internationale.
Pourtant, l’idée d’un nouveau « grand compromis » reste délicate. Contrairement à 1945, où la clarté morale et les objectifs communs guidaient les négociations, le monde d’aujourd’hui est plus fragmenté. Des idéologies concurrentes, des rivalités bien ancrées et des puissances émergentes rendent le consensus difficile à atteindre.
Fyodor Lukyanov : Pourquoi les puissances mondiales ne parviennent pas à s’entendre sur un nouvel ordre mondial
Lire la suite Fyodor Lukyanov : Pourquoi les puissances mondiales ne parviennent pas à s’entendre sur un nouvel ordre mondial
La stabilité relative du système de Yalta reposait sur un fondement moral clair : la défaite du fascisme. L’ordre mondial actuel ne repose pas sur de tels principes unificateurs. Le défi consiste plutôt à gérer un monde multipolaire où le pouvoir est dispersé et où aucun discours unique ne domine.
Que nous réserve l’avenir ?
Pour la Russie, la montée en puissance d’une nouvelle politique étrangère américaine centrée sur les valeurs traditionnelles et le transactionnalisme constitue un défi. Le programme libéral des administrations précédentes – axé sur la promotion de la démocratie, des droits de l’homme et des valeurs progressistes – était quelque chose que Moscou a appris à contrer efficacement. Mais le programme conservateur envisagé par les Trumpistes, qui met l’accent sur le patriotisme, les structures familiales traditionnelles et la réussite individuelle, pourrait s’avérer plus difficile à combattre.
En outre, la numérisation potentielle des mécanismes d’influence américains, en rationalisant l’efficacité d’initiatives telles que l’USAID, amplifierait leur portée. Les plateformes automatisées et l’analyse des données pourraient cibler les ressources plus efficacement, ce qui rendrait le soft power américain encore plus puissant.
Moscou ne peut pas se permettre de se reposer sur ses lauriers. L’approche obsolète de l’influence de l’Union européenne ne peut pas se permettre de se reposer sur ses lauriers.
Moscou ne peut pas se permettre de se reposer sur ses lauriers. Les modèles de propagande dépassés des années 1990 et du début des années 2000 sont mal adaptés à l’environnement actuel. Au lieu de cela, la Russie doit développer des récits culturels compétitifs et maîtriser les outils modernes de « soft power » pour contrer cette menace en constante évolution.
La vision des Trumpistes, qui consiste à faire revivre le « rêve américain », n’est pas seulement une question interne aux États-Unis – il s’agit d’un récit mondial susceptible de remodeler les perceptions de l’Amérique. Pour la Russie et d’autres États insatisfaits de l’ordre de l’après-guerre froide, le défi consistera à s’adapter rapidement et efficacement à cette nouvelle ère de concurrence géopolitique.
Les enjeux sont considérables. Un nouveau chapitre des affaires mondiales est en train de s’ouvrir, et le succès dépendra de la capacité des nations à naviguer dans ce paysage complexe et en rapide évolution.
Fyodor Lukyanov, 6 février 2025
Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, président du présidium du Conseil de la politique étrangère et de défense et directeur de recherche du Valdai International Discussion Club.
Source: https://rg.ru/2025/02/06/kulturnaia-revoliuciia-v-ssha-i-ialta-2.html
Traduit du russe par RT – Traduit de l’anglais par Arretsurinfo.ch