Fyodor Lukianov

 Photo: Dmitry Feoktistov

Par Fiodor Loukianov

Les États-Unis occupent toujours une position dominante dans les affaires mondiales. Leur influence – politique, militaire, économique et culturelle – demeure immense, fruit d’une avance historique acquise au fil des décennies. Il faudrait une catastrophe de l’ampleur de l’effondrement soviétique pour évincer Washington du premier rang des puissances mondiales. Ce scénario paraît peu probable.

Cependant, ce qui change – progressivement mais sensiblement – ​​c’est la façon dont les États-Unis perçoivent leur propre rôle. Les dirigeants américains ont commencé à reconnaître publiquement l’émergence d’un monde multipolaire. Même des personnalités comme le sénateur Marco Rubio en parlent désormais ouvertement. Washington se considère toujours comme l’acteur le plus puissant, mais plus comme le seul. L’ère de l’hégémonie universelle a cédé la place à une nouvelle conception : le pouvoir est désormais distribué, et non plus monopolisé.

Le terme  « multipolarité »  est entré dans le vocabulaire international au milieu des années 1990, en grande partie en réaction au triomphalisme occidental. Après la Guerre froide, l’Amérique et ses alliés ont promu l’idée que l’ordre mondial libéral était le seul système viable. La multipolarité, défendue avec la plus grande ferveur par la Russie et la Chine, est apparue comme un contrepoint – davantage un slogan qu’une stratégie à l’époque, mais une déclaration d’intention importante.

Dans les années 1990, l’Occident politique était largement en avance dans presque tous les domaines : puissance économique, portée militaire, influence idéologique, exportations culturelles. Le seul domaine où il était à la traîne était celui de la démographie. Les pays occidentaux ne représentaient qu’une petite partie de la population mondiale, mais leurs avantages écrasants dans d’autres domaines rendaient ce déséquilibre apparemment insignifiant.

Cette hypothèse s’est avérée erronée.

Aujourd’hui, nous constatons que la démographie, longtemps sous-estimée, est au cœur de nombreux défis auxquels le monde développé est confronté. La migration est devenue un enjeu majeur.

Les mouvements de population massifs du Sud vers le Nord transforment les sociétés et les économies. Ils créent des tensions internes dans les pays d’accueil, déclenchant des crises politiques, tout en constituant une source de main-d’œuvre vitale pour des populations vieillissantes et en déclin.

Cette double dynamique a des conséquences géopolitiques. D’un côté, les pays d’origine des migrants acquièrent un pouvoir inattendu sur des États plus puissants, même s’ils restent dépendants des transferts de fonds et de la bonne volonté des pays d’accueil. De l’autre, les politiques restrictives des pays d’accueil peuvent provoquer des troubles dans les pays d’origine des migrants, créant un risque d’instabilité qui se répercute en Occident. La migration n’est plus seulement une question intérieure ou humanitaire ; elle est désormais un élément clé de l’équilibre mondial des pouvoirs.

Alors que le monde évolue vers la multipolarité, une autre tendance importante se dessine : toutes les puissances potentielles ne sont pas disposées à s’engager dans des compétitions mondiales. Les crises actuelles en Ukraine et en Palestine ont révélé le nombre limité d’acteurs prêts à prendre de réels risques géopolitiques. Une fois de plus, ce sont les États-Unis et la Russie – superpuissances du XXe siècle – qui façonnent l’avenir dans ces régions clés : l’Europe de l’Est et le Moyen-Orient.

Bien que leur force relative ait évolué, ce qui compte n’est pas seulement la capacité, mais aussi la volonté de jouer le  « grand jeu » –  d’assumer ses responsabilités, d’accepter les risques et d’agir avec détermination. C’est sur ce point que les pays du Sud, y compris les grandes puissances comme l’Inde, ont hésité. Nombre de ces États préfèrent observer, calculer et s’engager de manière sélective, en fonction de leurs propres intérêts. Leur poids démographique leur confère une influence à long terme, mais pour l’instant, ils restent des acteurs prudents.

Entre-temps, un nouveau triangle stratégique s’est formé : Washington, Moscou et Pékin. Deux des trois – la Russie et les États-Unis – sont profondément impliqués dans la dynamique mondiale actuelle. Le troisième, la Chine, exerce une influence considérable grâce à sa puissance industrielle et économique, mais préfère éviter les interférences politiques directes. Pourtant, Pékin comprend qu’il ne peut rester éternellement à l’écart. Son rôle dans la construction de l’avenir est trop crucial pour être ignoré.

En revanche, l’Europe occidentale se trouve dans une position de plus en plus délicate. L’Union européenne souhaite participer aux décisions mondiales, mais elle manque des outils nécessaires. Ses capacités militaires sont limitées, son unité politique est fragile et même son avantage économique s’affaiblit.

En conséquence, l’UE risque de devenir un objet plutôt qu’un sujet de transformation mondiale – une prise de conscience qui contribue à ses décisions erratiques et à courte vue en matière de politique étrangère.

Le triangle Washington, Moscou et Pékin n’est pas statique. Il est appelé à évoluer. L’Inde, de par sa taille et ses ambitions, et l’Europe occidentale, de par sa proximité avec de multiples crises, conserveront leur importance. D’autres acteurs régionaux – la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Iran, Israël et les alliés des États-Unis en Asie de l’Est – ont également un rôle à jouer. Mais le cœur de la configuration mondiale actuelle repose sur trois sommets, chacun doté d’une approche singulière de la puissance.

Voilà à quoi ressemble véritablement la multipolarité en avril 2025 : non pas un équilibre parfait entre égaux, mais une structure dynamique et évolutive, façonnée par l’ambition, la retenue, l’héritage et la démographie. D’ici la fin de l’année, le tableau pourrait déjà avoir changé.

Fiodor Loukianov – 14 avril 2025

Rédacteur en chef de Russia in Global Affairs. Directeur de recherche du Club de discussion de Valdaï

Source:https://eng.globalaffairs.ru/articles/west-no-longer-leads-lukyanov/