Le rapport du Sénat sert à couvrir la réhabilitation de la torture par Obama

Les affreux détails de la torture pratiquée par la CIA ont été, en fin de compte et au moins partiellement, révélés ce mardi avec la publication par la Commission sur le Renseignement du Sénat états-unien, du résumé de son rapport sur la torture . L’étendue de la torture a été largement répercutée par les médias, et elle est terrifiante – à moins d’être un éditorialiste de FOX News. La couverture de cette question par la plupart des médias en occulte toutefois l’aspect crucial: la réhabilitation délibérée de la torture sous l’administration Obama, et son usage systématique dans la fabrication de faux témoignages pour justifier la guerre sans fin.

Les victimes de tortures, qui avaient été détenues par l’appareil de sécurité nationale états-unien hors de tout système reconnaissable agissant dans le respect de la loi, ont subi une multitude d’abus extrêmes que l’on associe normalement à des dictatures étrangères: 180 heures de privation de sommeil, « alimentation rectale » forcée, « auscultations » rectales pratiquées avec une « force excessive », station debout pendant des heures sur des membres brisés, supplice de la baignoire, immersion totale dans des bains glacés, et ainsi de suite …

Pourtant, dans la plupart des cas, on a admis que le « programme d’interrogatoire avancé » instauré sous l’administration Bush après le 11 septembre était une immense « aberration » par rapport à la pratique normale de la CIA – comme l’a affirmé un ancien procureur militaire états-unien dans The Guardian.

Sur BBC Newsnight, la présentatrice Emily Maitlis a interrogé l’ancien conseiller de Jimmy Carter à la sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski, sur le problème des « éléments voyous » au sein de la CIA et lui a demandé si ce phénomène était inévitable en raison du caractère secret du renseignement.

Une approbation au plus haut niveau

La couverture médiatique du rapport du Sénat a largement minimisé l’ampleur de la torture comme pratique permanente et systématique des services de renseignement depuis la Deuxième Guerre mondiale. Une pratique qui se perpétue aujourd’hui encore, mais prudemment redimensionnée par Obama et ses hauts cadres du renseignement militaire. La fonction clé de la torture, largement ignorée par les éditorialistes, est son rôle dans la fabrication de menaces diffuses qui légitiment l’existence et l’expansion de l’appareil de sécurité nationale.

Le programme de torture de la CIA post-9/11 a été formellement approuvé aux plus hauts niveaux de l’administration civile. Nous savions depuis des années que la torture avait été officiellement approuvée au moins par le président Bush, le vice-président Cheney, l’ancienne conseillère à la Sécurité nationale Condoleezza Rice, le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld et le secrétaire d’Etat Colin Powell, les directeurs de la CIA George Tenet et Michael Hayden, et le procureur général John Ashcroft.

Toutefois l’accent mis sur l’administration Bush sert un objectif bien utile. Alors que l’ONU a appelé à des poursuites judiciaires contre des fonctionnaires de l’administration Bush, Obama lui-même est excusé au prétexte qu’il a aboli la torture à l’intérieur du pays en 2009 et qu’il a réaffirmé son interdiction à l’étranger en novembre dernier.

Même Dan Froomklin de The Intercept a salué la décision de novembre comme une « victoire » des « bons types ». En effet, avec la publication du rapport du Sénat, la déclaration d’Obama qu’il a mis fin au « programme de détention et d’interrogatoire de la CIA » a été rapportée sans réserves par les médias dominants comme par les médias progressistes, accréditant ainsi cette affirmation.

Réhabilitation de la torture

Pourtant Obama n’a pas interdit la torture en 2009 et ne l’a pas annulée aujourd’hui. Il a plutôt réhabilité la torture dans un décret rédigé avec soin, qui a été fort peu analysé. Il demandait, par exemple, que les techniques d’interrogatoires soient conçues de manière à correspondre au Manuel de l’armée de terre américaine, qui satisfait aux Conventions de Genève et interdit la torture depuis 1956.

Mais en 2006, le Manuel de l’armée de terre a été modifié, et en particulier dans son « Annexe M », contenant des techniques d’interrogatoire dépassant largement les restrictions inspirées par les Conventions de Genève de la version originale du Manuel. Cela inclut 19 méthodes d’interrogatoire et la pratique de l’extradition extraordinaire. Le psychologue américain Jeff Kaye, qui a beaucoup travaillé avec des victimes de torture, signale que l’examen du Manuel par un nouveau Comité contre la torture (UNCAT) de l’ONU montre qu’un large éventail de techniques de torture est toujours déployé par le gouvernement états-unien. Elles incluent entre autre l’isolement, la privation sensorielle, les positions douloureuses, l’induction de psychoses au moyen de substances chimiques, des modifications de l’environnement et du régime alimentaire.

En effet, les révélations contenues dans le rapport du Sénat ne sont qu’une petite partie de la totalité des techniques de torture déployées par la CIA et d’autres agences. Murat Kurnaz, un citoyen turc né et élevé en Allemagne qui a été détenu à Guantanamo pendant cinq ans, a par exemple accusé les forces armées américaines de l’avoir maintenu à l’isolement prolongé, l’avoir roué de coups de façon répétée, soumis au supplice de la baignoire et aux électrochocs et de l’avoir suspendu par les bras.

Le 22 janvier 2009, l’amiral à la retraite Dennis Blair, alors directeur du renseignement national d’Obama, a dit au Comité du Sénat sur le renseignement que le Manuel de l’armée de terre serait amendé pour permettre de nouvelles formes d’interrogatoire musclé, mais que ces changements resteraient classés secret:

« Nous avons quantité de dispositions non classifiées à l’usage de nos troupes, mais nous n’y mettrons rien que nos ennemis pourraient utiliser contre nous. Nous en tiendrons compte pour ce manuel… il y aura une sorte de document largement accessible sous une forme non classifiée, mais les techniques spéciales pouvant intéresser nos adversaires, nous allons les gérer beaucoup plus soigneusement. »

La prétendue interdiction par Obama du programme de détentions illégales de la CIA porte également bien mal son nom. Alors que les fonctionnaires de la Maison blanche insistaient sur le fait qu’à partir de maintenant les prisonniers ne seraient envoyés « dans aucun pays pratiquant la torture », certains étaient déjà en passe d’être déférés vers des pays de l’Union européenne prétendant ne pas autoriser la torture. Des pays où ils ont ensuite été torturés par la CIA.

Obama n’a pas davantage interdit l’usage par la CIA des prisons secrètes, permettant de détenir des gens indéfiniment, sans procès équitable, « sur une base transitoire à court terme ».

Un demi-siècle de torture érigée en système

Ce que nous observons aujourd’hui, ce n’est pas que l’administration Obama met fin à la torture, mais plutôt qu’elle est en train de mettre fin à la reconnaissance publique du recours à la torture dans la pratique quotidienne du renseignement.

Mais le passé montre que nous ne devrions pas être choqués par les dernières révélations. Les anciens manuels d’entraînement de la CIA [CIA training manuals] des années 1960, 1970, 1980 et 1990 prouvent que la CIA a pratiqué la torture avec constance, longtemps avant que l’administration Bush ait tenté de légitimer publiquement cette pratique.

Dans son étude importante sur ce thème, A Question of Torture, l’historien américain Alfred W. McCoy, professeur à l’Université Wisconsin-Madison, qui a travaillé sur la base de documents officiels et d’entretiens avec des sources issues du renseignement, prouve que l’usage de la torture a été une pratique systématique des agences de renseignement états-uniennes et britanniques, autorisée aux plus hauts niveaux, pendant « plus du dernier demi-siècle ». Depuis la Deuxième Guerre mondiale, écrit-il, une « doctrine américaine spéciale de la guerre secrète a été énoncée… dans laquelle la torture psychologique est apparue comme une facette centrale, même si elle était clandestine, de la politique étrangère américaine. »

Le paradigme psychologique qu’a développé la CIA combinait en particulier deux méthodes, la « désorientation sensorielle » et ce qu’on appelle la « douleur auto-infligée ». Ces méthodes étaient basées sur « une recherche comportementale intensive, qui faisait de la torture psychologique l’arme secrète de l’OTAN contre le communisme et de la science cognitive le serviteur de la sécurité de l’Etat ».

« De 1950 à 1962 », a découvert McCoy, « la CIA s’est impliquée dans la torture au moyen d’un effort massif de contrôle mental, comprenant la guerre psychologique et une recherche secrète sur la pensée humaine qui a coûté un milliard de dollars par an. »

Le sommum de cet effort a été le manuel intitulé Kubark Counterintelligence Interrogation de la CIA, dont la rédaction a été achevée en 1963. Il définit les méthodes d’interrogatoire de l’agence dans le monde entier. Au cours de la décennie qui a suivi, l’agence a entraîné à la torture plus d’un million d’officiers de police dans 47 pays. Grâce à la loi sur l’accès à l’information, une version postérieure de la doctrine d’entraînement à la torture de la CIA est apparue sous la forme du Human Resources Training Exploitation Manual, qui date de 1983.

Pouvoir… et propagande

Une des conclusions essentielles du rapport du Sénat est que la torture ne produit absolument aucun résultat et échoue systématiquement à fournir des renseignements significatifs. Alors pourquoi s’obstiner à y recourir ? Pour McCoy, la dépendance à la torture est beaucoup plus le symptôme d’un profond trouble psychologique qu’un impératif rationnel: « En somme, le puissant devient tortionnaire dans les périodes de crises, pas parce que c’est efficace, mais parce que le baume psychique qu’est le contrôle sur l’autre apaise ses craintes et son sentiment d’insécurité. »

Il a raison, mais à l’époque post-11 septembre, la dépendance chronique des appareils de sécurité à la torture est plus que cela.

Ce n’est pas un hasard si la torture produit des informations vides de sens, et continue néanmoins à être utilisée et justifiée aux fins de renseignement. Par exemple, la CIA a prétendu que sa torture du supposé cerveau du 11 septembre Khalid Sheikh Mohammed (KSM) a permis de découvrir et de déjouer un complot visant à détourner des avions civils à Heathrow et à les précipiter sur l’aéroport et les immeubles de Canary Wharf. Tout le complot, cependant, était une invention née sous la torture – qui incluait le supplice de la baignoire, « des coups sur le visage et l’abdomen, des positions douloureuses, la privation de sommeil en position debout » et « la réhydratation rectale. »

Un ancien haut responsable de la CIA qui avait lu l’intégralité des minutes de l’interrogatoire de KKSM l’a dit à Vanity Fair : « C’étaient des conneries de merde à 90 pourcent ». Un autre ancien analyste du Pentagone a affirmé que torturer KSM n’avait produit « aucun renseignement exploitable».

La torture a aussi joué un rôle clé dans le complot hypermédiatisé à Londres, dit de la ricine. Les services de sécurité algériens ont alerté les services de renseignement britanniques en janvier 2003 sur ledit complot après avoir interrogé et torturé un « suspect de terrorisme », l’ancien résident britannique Mohammed Meguerba. Nous savons maintenant qu’il n’y avait pas de complot. Quatre des prévenus ont été acquittés de l’imputation de terrorisme et les charges contre quatre autres ont été abandonnées. Seul Kamal Bourgass a été condamné après avoir assassiné le détective spécial de gendarmerie Stephen Oake pendant une attaque. L’ancien ambassadeur britannique en Ouzbékistan, Craig Murray, a aussi dénoncé la manière dont la CIA aurait expédié des « suspects de terrorisme » dans ce pays pour qu’ils y soient torturés par la police secrète ouzbèke, y compris en les plongeant vivants dans l’eau bouillante. Les aveux obtenus auraient été envoyés à la CIA et au M16 pour être inclus dans des rapports de « renseignements ». Murray a décrit les rapports comme des « couillonnades », truffés de fausses informations et ne valant même pas le papier maculé de sang sur lequel ils étaient écrits.

Beaucoup ignorent que le rapport final de la Commission nationale sur les attentats du 11 septembre 2001 est un document exactement du même type. Environ un tiers des notes de bas de page du rapport fait référence à des informations arrachées à des détenus ayant fait l’objet d’interrogatoires « renforcés » par la CIA. En 2004, la commission a demandé que la CIA conduise de « nouvelles séries d’interrogatoires » pour obtenir des réponses à ses questions. Comme le journaliste d’investigation Philip Shennon l’a souligné dans Newsweek, cela a « des incidences inquiétantes sur la crédibilité du rapport final de la commission » et sur « son compte-rendu du complot du 11 septembre et de l’histoire d’Al Qaida ». C’est pourquoi des avocats du présumé chef des cerveaux du 11 septembre disent maintenant, après la publication du rapport du Sénat, que les poursuites judiciaires pourraient bien être réduites à néant. Ce qui n’est pas surprenant si un tiers du rapport n’est que pure « couillonnade ».

Les services de renseignement savent depuis longtemps que la torture fournit des informations fausses. De nombreuses techniques de la CIA sont sur un entraînement dénommé Survival Evasion Resistance and Escape (SERE) évasion et survie, résistance et fuite, où les troupes américaines sont brièvement exposées, dans des conditions contrôlées, à des techniques d’interrogatoire poussé utilisées par les forces ennemies pour leur permettre de mieux résister au traitement qu’elles pourraient devoir affronter en cas de capture. L’entraînement SERE, toutefois, a adopté des tactiques utilisées par les communistes chinois contre les soldats américains pendant la guerre de Corée dans le but d’obtenir de faux aveux à des fins de propagande, selon un rapport de la Commission des forces armées du Sénat de 2009.

La torture: un mécanisme de base pour légitimer une menace imaginaire

En déployant les mêmes techniques contre les « suspects de terrorisme », les milieux du renseignement ne cherchaient pas à identifier des menaces réelles: ils cherchaient à fabriquer des menaces pour justifier la guerre. Comme David Rose l’a découvert après avoir interviewé de « nombreux responsables de l’anti-terrorisme dans des agences sur les deux rives de l’Atlantique », leur verdict unanime était que les « méthodes coercitives »  avaient dilapidé des sommes importantes pour fabriquer de « fausses pistes, des complots imaginaires et des alertes à la sécurité inutiles ». Loin de dénoncer quelque complot mortel que ce soit, la torture a conduit exclusivement à « encore plus de torture » de supposés complices de « suspects de terrorisme », « tout en offrant quelques informations trompeuses qui  ont renforcé les arguments de l’administration pour envahir l’Irak ». Mais la guerre d’Irak ne se limitait pas à répondre au terrorisme. Selon les dossiers déclassifiés du Ministère britannique des affaires étrangères, elle visait à assurer un contrôle sur les ressources en pétrole et en gaz dans le Golfe persique et à ouvrir ces ressources au marché mondialisé pour éviter une crise énergétique annoncée.

Dit autrement, la torture joue un rôle central dans la doctrine de la guerre globale permanente du Pentagone: en produisant des « renseignements » fallacieux et exagérés de menaces terroristes permanentes et partout permettant d’enrichir les récits officiels de la sécurité, elle permet d’exiger de plus en plus de pouvoir pour les agences de renseignement et de légitimer l’expansionnisme militaire dans des régions stratégiques.

Maintenant, l’administration Obama exploite le rapport du Sénat pour convaincre le monde que l’implication systématique des agences de renseignement dans la torture était une simple aberration de l’ère Bush, dont on peut être sûr, dorénavant, qu’elle appartient au passé.

Ne vous laissez pas leurrer. Obama a réhabilité et redimensionné la couverture de l’appareil tortionnaire; il essaie maintenant d’utiliser les conclusions accablantes du rapport sur la torture pour proclamer une morale irréprochable que son administration n’a pas. Le régime tortionnaire est vivant et se porte bien, simplement il a été rangé dans la boîte marquée « classé secret » pour se perpétuer à l’abri des regards du public.

Nafeez Ahmed – The Cutting Edge, 11 décembre 2014

Source: nafeezahmed.com (Traduit de l’anglais par Diane Gilliard pour Arrêt sur Info)

Dr. Nafeez Ahmed est un journaliste d’investigation, écrivain et chercheur en sécurité internationale. Auparavant rédacteur à The Guardian, il tient la chronique ‘System Shift’ dans le magazine en ligne Motherboard de VICE. Il a reçu le Project Censored Award 2015 du journalisme pour son travail au Guardian. Il est l’auteur, entre autres ouvrages, de A User’s Guide to the Crisis of Civilization: And How to Save It [Guide de l’utilisateur de la crise de civilisation : comment la sauver] (2010), et du thriller de science fiction ZERO POINT. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à la Commission sur le 11 septembre et à l’enquête 7/7 du coroner. Si vous trouvez cet article utile, vous pouvez soutenir les enquêtes de Nafeez via son nouveau projet, Insurge.

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