IRAN,ISPAHAN:ILLUSTRATION "JOHANNES PHOTOGRAPHE" "IMAGE NUMERISEE" IRAN ISPAHAN ILLUSTRATION TOURISME "SCENE DE RUE"

IRAN,ISPAHAN- (© Johannes / Sipa)

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Le gouffre qui sépare l’image politico-médiatique de l’Iran et la réalité persane est tellement vertigineux qu’il invite au questionnement.

Un concours de circonstances m’aura permis, à une année d’intervalle, de sillonner à nouveau l’Iran : avril 2015, avril 2016. Pour la deuxième fois, j’ai donc ressenti, avec une trentaine de compatriotes, le même choc. Et encore le mot est-il trop faible. Celui de sidération conviendrait mieux. Précision : le groupe que j’accompagnais était franchement et délibérément laïc. Personne n’avait la moindre disposition à la complaisance, ou même à l’indulgence, à l’endroit des mollahs de la république islamique, en place depuis trente-sept ans (1979). Au fil des kilomètres, cependant – de Téhéran à Chiraz, en passant par Kachan, Abyaneh, Ispahan, Nain, Yazd ou Ardakan -, la stupéfaction se fit plus intense.

Qu’on prenne le problème par n’importe quel bout, un constat s’impose : l’Iran n’a rien à voir avec l’image qu’on s’en fait en Europe, et singulièrement en France. Certes, tous les voyageurs le savent, le décalage entre un pays « imaginé » et un pays « découvert » est un phénomène récurrent. Dans le cas de l’Iran, il est ahurissant. L’absolue fausseté de notre représentation de ce pays, notre aveuglement à son sujet constituent un cas d’école de je ne sais quelle « tromperie » médiatique. Là où la ritournelle majoritaire évoque un pays verrouillé dans l’archaïsme et la dictature, un peuple asphyxié par un obscurantisme misogyne qui, à la saoudienne, tient les femmes claquemurées sous leurs voiles et dans l’ignorance, on tombe sur une réalité symétriquement contraire. Un « cas », en effet !

En dépit des sanctions internationales et de l’embargo longtemps subis, l’Iran apparaît au visiteur comme un grand pays (trois fois la France), abritant 80 millions d’habitants, et doté d’une des jeunesses les mieux éduquées du Proche-Orient. La société civile a si bien appris à ruser avec le régime qu’elle s’est modernisée « toute seule », pourrait-on dire. Du coup, les femmes n’ont jamais été si nombreuses à l’université et dans plusieurs professions, comme la médecine, le barreau, l’enseignement, etc. En chemin, les Français du groupe s’étonnaient de la modernité proprette des grandes villes traversées (Ispahan compte 1,5 million d’habitants et Chiraz un peu plus) et du standard quasi européen de la vie quotidienne, comme du taux d’alphabétisation. A tout cela, bien sûr, s’ajoute une disposition à la courtoisie, à l’hospitalité, qui n’a pas beaucoup d’équivalent dans le vaste monde. La Perse millénaire a imprimé sa marque et son raffinement culturel à un pays où il arrive que les chauffeurs de taxi vous récitent tout de go des poèmes d’Hafez, de Saadi ou d’Omar Khayyâm. Ajoutons à cela une liberté de ton (nouvelle ?) qui, cette fois, autorisa maints interlocuteurs à proclamer devant nous, à haute et intelligible voix, leur défiance à l’égard du régime. Cela nous arriva, par exemple, dans un restaurant populaire, à l’entrée de Chiraz, où nous fûmes conviés à partager une fête d’anniversaire et où les conversations s’enflammèrent. L’intrépidité politique et les chansons partagées firent durer cette fête franco-iranienne ! Le gouffre qui sépare l’image politico-médiatique de l’Iran et la réalité persane est tellement vertigineux qu’il invite au questionnement.

De quoi cet aveuglement est-il le produit ?

Faut-il y voir une rémanence inavouée de l’époque où, hostiles à l’Iran (comme les Américains), nous soutenions l’Irak de Saddam Hussein dans cette affreuse guerre qui, entre 1980 et 1988, fit 750 000 morts dans chaque camp ? La tricherie est-elle imputable à l’horreur « laïque » qu’inspira durablement aux Français cette « révolution religieuse » de 1979 ? L’explication est-elle plus récente ? La gauche au pouvoir n’a-t-elle pas délibérément choisi de devenir l’amie – et la cliente obligée – de l’Arabie saoudite, pays où l’on décapite les gens en place publique et où l’on professe un islam wahhabite qui est la « boîte noire » idéologique du terrorisme ? Quelques Rafale vendus valaient-ils une Légion d’honneur remise au prince saoudien ?

Sachant tout cela, on constate sur place que les Iraniens demeurent très francophiles. A l’heure du rush touristique (deux fois plus de groupes et de cars climatisés que l’an dernier, j’en témoigne), les Français sont d’ailleurs les plus nombreux, suivis par les Allemands et les Italiens. Paradoxalement, cet Iran si longtemps dénigré devient la destination branchée des Européens. En attendant les Américains ! On prévoit de construire 50 hôtels 5 étoiles dans les années qui viennent ! Cette revanche et cette « invasion » annoncée constituent une menace d’un autre genre pour le pays des poètes…