Déclarations et réponses du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors d’une réunion du Club diplomatique, Moscou, le 15 mai 2025
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Contrairement aux prédictions des futurologues, la profession diplomatique demeure d’une grande actualité. Cela devient de plus en plus évident chaque jour. Certes, on dit que l’intelligence artificielle nous talonne. Mais les talons d’un diplomate sont robustes et certainement pas un talon d’Achille. Si vous êtes un véritable diplomate, aucune intelligence artificielle ne remplacera jamais votre intelligence naturelle, votre intuition, votre expérience et votre érudition. L’érudition de l’intelligence artificielle est quelque peu différente, et nous avons tous eu l’occasion de la constater.
Seule une personne vivante, dotée d’une expérience et d’une connaissance concrètes, peut trouver des solutions créatives. C’est là tout l’enjeu de la diplomatie. De nombreuses solutions créatives et innovantes de ce type, fondées sur des principes solides et un équilibre des intérêts, permettent d’éviter la récurrence des crises. L’Ukraine est au centre de toutes les attentions à la lumière des événements d’Istanbul. Mais n’oublions pas la tragédie de Gaza et, plus largement, celle des territoires palestiniens et d’autres problèmes au Moyen-Orient, engendrés par les politiques totalement irresponsables et agressives des pays de l’OTAN, qui recourent à la force armée sans réfléchir dès qu’ils détectent quelque chose ou quelqu’un qui ne leur convient pas.
L’Irak a été dévasté et il est apparu plus tard qu’il avait été détruit sans raison, car il n’y avait pas d’armes de destruction massive dans ce pays. Le résultat ? Tony Blair a exprimé des regrets dans ses mémoires, et c’est tout. La Libye a été détruite simplement pour se venger de Mouammar Kadhafi et de sa politique indépendante, et pour dissimuler le fait qu’il avait financé un candidat à la présidence française. Ce candidat, devenu plus tard président, tenait absolument à dissimuler les preuves de son financement étranger. Les exemples abondent. Tout cela s’est fait sous couvert de déclarations fracassantes sur le respect de la démocratie, des droits de l’homme et d’autres valeurs similaires.
Outre les crises actuelles, je voudrais également évoquer le Yémen et la situation du mouvement houthi. Certaines situations exigent des compétences de négociation. Pensons au programme nucléaire iranien, ou à une multitude d’autres enjeux liés aux transformations et à la concurrence géopolitiques, où les ambitions s’affrontent. Prenons l’évolution actuelle de la région Asie-Pacifique, que l’Occident appelle désormais région indo-pacifique afin d’imprimer à sa politique une nette orientation anti-chinoise. Ce faisant, l’Occident espère dresser nos grands amis et voisins, l’Inde et la Chine, l’un contre l’autre. C’est la politique du « diviser pour mieux régner », évoquée récemment par le président Vladimir Poutine.
La région Asie-Pacifique abrite certains des espaces géopolitiques les plus importants, comme l’Asie centrale. De nombreux processus diplomatiques s’y déroulent. Le format C5+1, qui réunit plus d’une douzaine de pays, témoigne de la volonté de chacun de nouer des relations avec nos amis d’Asie centrale.
Considérez ce qui se passe en Asie du Sud-Est et dans ses environs. Comme partout ailleurs dans le monde, nos collègues occidentaux veulent jouer un rôle moteur ici aussi et saper la centralité de l’ASEAN, universellement reconnue depuis des décennies. Le rôle de l’ASEAN reposait sur la création d’un espace régional fédérateur avec ses partenaires de dialogue dans les domaines politique, militaire et de la défense. Tout cela fonctionnait selon les règles élaborées et approuvées par les membres de l’ASEAN eux-mêmes. En adhérant à ce format, chaque partenaire de dialogue s’est solennellement engagé à les respecter.
Nos collègues occidentaux bousculent progressivement les règles du consensus et celles qui sous-tendent la recherche d’un terrain d’entente, dans le but d’attirer certains membres de l’ASEAN vers des groupes de trois ou quatre pays ouvertement conflictuels plutôt qu’unificateurs. Les dirigeants du Secrétariat de l’OTAN affirment avec conviction que, bien qu’étant une alliance créée pour la défense des territoires de ses membres, ils sont « contraints » d’étendre leurs infrastructures en Asie du Sud-Est, dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine méridionale, sous prétexte que ces régions représentent désormais des menaces militaires directes pour l’Alliance. De toute évidence, de telles affirmations relèvent de la pure fantaisie et sont plutôt inconvenantes.
Bien sûr, il existe aussi des processus régionaux. J’ai évoqué le programme nucléaire iranien, mais des processus sont également en cours entre tous les États côtiers du Golfe, à savoir l’Iran et le Conseil de coopération du Golfe, qui regroupe six monarchies arabes. Ces États sont également en voie de normalisation de leurs relations, ce que nous saluons chaleureusement.
L’Eurasie, notre continent, abrite de grandes civilisations, la Chine et l’Inde. La civilisation ottomane connaît également un renouveau. Nous espérons que ce renouveau s’harmonisera avec d’autres tendances sous-régionales, afin que ces processus millénaires ne se contredisent pas, mais se concrétisent et deviennent un exemple de coexistence. L’Eurasie est le continent le plus unique, où tant de civilisations non seulement cohabitent, mais ont conservé leur identité et leur pertinence à l’ère moderne.
Parallèlement, l’Eurasie reste le seul continent à ne pas disposer de sa propre entité pancontinentale. L’Afrique possède l’Union africaine, qui est une grande amie. Certes, elles ont aussi des formats sous-régionaux, mais l’UA les domine en tant qu’entité unificatrice. L’Amérique latine et les Caraïbes comptent également de nombreuses initiatives d’intégration sous-régionale, mais il existe aussi la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), qui est une entité continentale. L’Eurasie n’a rien de tel. Un tel processus unificateur, capable d’harmoniser les intérêts de nombreuses grandes puissances et civilisations, est clairement nécessaire. Jusqu’à présent, ce type de processus n’a été observé qu’en Eurasie occidentale, et même ceux-ci se sont largement appuyés sur des concepts euro-atlantiques tels que l’OTAN et l’OSCE, initialement créée comme une entité euro-atlantique. Cela inclut même l’Union européenne, ce qui peut paraître étrange, mais je vais m’expliquer.
Certes, l’Union européenne a été créée pour des objectifs totalement différents. Elle a été créée pour mutualiser les efforts et promouvoir une croissance économique plus efficace entre les pays européens, facilitant ainsi la résolution des multiples problèmes sociaux auxquels l’Europe d’après-guerre était confrontée. Cependant, plus récemment, l’UE s’est également transformée en une structure euro-atlantique, et toutes ses actions sont coordonnées avec l’OTAN. Il y a quelques années, une déclaration commune sur la coopération OTAN-UE a été signée, aux termes de laquelle l’UE s’est engagée à fournir ses ressources, notamment son territoire, ses infrastructures de transport et tout ce dont l’OTAN pourrait avoir besoin si, par souci de clarté, elle souhaitait déplacer davantage de troupes et de matériel militaire plus près des frontières de la Russie. On en parle ouvertement.
Concernant le reste du continent eurasiatique, le premier président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, a lancé une initiative précieuse : créer une Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie (CICA). Cette initiative a connu des avancées notables au fil des ans. Aujourd’hui, après de nombreuses années de présidence kazakhe, l’Azerbaïdjan assure la présidence, et le processus de transformation de la conférence en organisation est en cours. Cela reflète une tendance à l’unification, que nous saluons. À terme, cependant, l’objectif devrait être la création d’un cadre paneurasien similaire à celui de l’Afrique et de l’Amérique latine. Il n’est pas nécessaire de le qualifier d’organisation. Il peut s’agir d’un processus pancontinental, à condition qu’il soit ouvert à tous les pays eurasiatiques sans exception, pas seulement à ceux des régions européennes ou asiatiques, mais à tous les pays et associations présentant une dynamique eurasiatique clairement perceptible.
Ce ne sera pas un processus facile, mais il faut bien commencer quelque part. Généralement, de tels efforts commencent par une réflexion. Nous sommes particulièrement reconnaissants à nos amis biélorusses. Il y a quelques années, le président Alexandre Loukachenko a lancé la Conférence annuelle sur la sécurité eurasienne, qui s’est tenue deux fois et se réunira pour la troisième fois cet automne. Ce sera un événement annuel. Dans le cadre de ces discussions, la Russie et la Biélorussie proposent l’élaboration d’une Charte eurasienne de la multipolarité et de la diversité au XXIe siècle. Je tiens à souligner que cette initiative est ouverte à tous les pays eurasiens sans exception, y compris les pays d’Eurasie occidentale, lorsque nos collègues de cette région seront prêts à engager un dialogue sans arrogance ni condescendance, sans l’impolitesse dont ils font preuve envers la Russie et d’autres pays. Nous espérons qu’ils finiront par accepter de dialoguer sur la base des principes qu’ils ont adoptés lors de leur adhésion aux Nations Unies.
À suivre…