Washington rejetant bon nombre des préoccupations de Moscou en matière de sécurité, la perspective d’une escalade augmente.


Par Ivan Timofeev, directeur du programme du Valdai Club et l’un des principaux experts russes en politique étrangère.

Cet article a été initialement publié le 1er février 2022 sur Valdai Discussion Club


Les États-Unis ont remis à la Russie une réponse écrite à leurs propositions de garanties de sécurité. Bien que Washington refuse d’accepter les demandes de Moscou concernant un engagement juridiquement contraignant selon lequel l’OTAN ne s’étendra pas davantage vers ses frontières, elle a indiqué qu’elle était prête à discuter de certaines questions, notamment le contrôle des armements et la stabilité stratégique.

Depuis la fin de l’année dernière, les deux parties n’ont cessé de faire monter les enchères, et la Russie a stationné une importante concentration de forces militaires près de sa frontière avec l’Ukraine. Les États-Unis ont annoncé une série de sanctions et d’autres mesures restrictives qui, selon eux, seraient imposées à la Russie en cas de guerre. Il est clair qu’un nouveau cycle d’escalade est en route. Dans un avenir proche, la situation devrait se dérouler selon l’un des trois scénarios suivants :

Scénario 1 : La guerre

Il est inévitable que, dans un contexte pacifique, l’Ukraine poursuive une politique anti-russe. Un régime politique apparemment souple mais suffisamment stable a été formé dans le pays, pour lequel tout compromis avec la Russie est impossible.

Le gouvernement ukrainien lui-même ne voit pas d’autre moyen d’assurer la sécurité du pays que l’adhésion à l’OTAN. L’Occident s’efforcera également d’intégrer l’Ukraine dans ses structures de sécurité. Il est donc impossible de modifier la ligne de conduite de l’Ukraine sans une guerre.

Même si l’adhésion à l’OTAN n’a pas lieu pour des raisons formelles dans les années ou décennies à venir, rien n’empêche le déploiement de systèmes de frappe ou autres sur le territoire du pays, ainsi que le réarmement à grande échelle des forces armées ukrainiennes aux dépens des pays occidentaux.

Tôt ou tard, l’Ukraine se transformera en un tremplin pour d’éventuelles opérations militaires contre la Russie. Compte tenu de la longueur de la frontière, cette situation place la Russie dans une situation désavantageuse, incomparable avec l’adhésion des pays baltes à l’OTAN. Le développement militaire de l’Ukraine par les États-Unis et l’Occident constitue une menace fondamentale pour la Russie.

L’armée ukrainienne pourrait être vaincue relativement rapidement, et il est possible d’éviter une guerre prolongée en menant une opération éclair. En outre, il serait alors possible soit de diviser le pays en deux États, dont l’un (l’Ukraine orientale) reste dans l’orbite russe, et l’autre (l’Ukraine occidentale) dans l’orbite occidentale. Une autre option est un changement de régime par la force en Ukraine, en espérant qu’il n’y aura pas de résistance massive de la part de la population.

Les sanctions occidentales seront un coup douloureux pour la Russie, mais elles ne seront pas fatales. Les avantages pour la sécurité militaire sont plus importants que les dommages économiques. Le préjudice économique ne se traduira pas par des protestations publiques en Russie ; il peut être maîtrisé. Le prestige des autorités augmentera du fait qu’elles ont résolu une tâche historique majeure. Les sanctions à l’encontre de la Russie ébranleront davantage la confiance dans le système financier centré sur les États-Unis. La Russie pourra exister comme une « forteresse ». Une sortie de l’économie mondiale est possible, et même souhaitable. L’Occident lui-même est en déclin. Sa mort imminente est inévitable. Une victoire en Ukraine portera un nouveau coup à l’autorité des États-Unis et de l’Occident, et accélérera leur retrait mondial.

Dans ce scénario, nous devons nous attendre à une rupture radicale des relations entre la Russie et l’Occident, incomparable avec toute crise précédente. Elle entraînera (a) des pertes massives en vies humaines ; (b) une crise économique grave et durable en Russie en raison des sanctions occidentales ; (c) une militarisation importante de l’Europe orientale par l’OTAN.

Il sera possible de parler de la formation d’un ordre fondamentalement nouveau en Europe. Il sera ancré dans une confrontation ardue. Le seul obstacle à une guerre majeure sera l’arme nucléaire, même si les risques d’escalade vers un conflit entre la Russie et l’OTAN ne sont pas non plus à exclure. Dans ce scénario, la Russie devient une sorte de Corée du Nord européenne, mais avec des possibilités beaucoup plus larges.

Scénario deux : tension permanente

Les coûts d’une solution militaire à la question ukrainienne sont trop élevés. Même en cas de défaite rapide des forces armées ukrainiennes, le problème du contrôle du territoire se pose. Le régime fantoche aura besoin d’importantes injections financières. Dans le même temps, il sera certainement inefficace et corrompu. Face aux dommages causés par les sanctions, alimenter le régime exacerbera encore la pénurie de ressources au sein même de la Russie.

Même le contrôle complet du territoire de l’Ukraine n’empêchera pas l’Occident de former et d’armer des formations ukrainiennes dans les territoires adjacents, finançant ainsi une vaste clandestinité en Ukraine même. La guerre entraînera un déclin économique dans les territoires occupés, ce qui rendra leur population encore plus sensible à la propagande occidentale.

Ce scénario ne change pas radicalement la situation en Europe. Les relations entre la Russie et l’Occident restent marquées par la rivalité, mais ne franchissent pas de lignes rouges. L’Occident renforce lentement la pression des sanctions et intègre systématiquement l’Ukraine dans son espace de sécurité.

Scénario trois : Sourire et saluer

L’Ukraine est un actif toxique pour l’Occident. L’aide à grande échelle est volée et les institutions restent corrompues. Le pays n’est pas un fournisseur, mais un consommateur de sécurité. Son adhésion à l’OTAN est contre-productive pour le bloc en raison de conflits non résolus et de contributions douteuses à la sécurité commune. Au contraire, l’Ukraine est une source de nombreux problèmes. Son renflouement est gênant et coûteux.

Si l’Occident se lance, l’Ukraine fera de l’OTAN une structure encore plus déséquilibrée, dans laquelle le nombre de « resquilleurs » augmentera. Tant qu’elle reste dans la sphère occidentale, l’Ukraine est condamnée à se dégrader davantage. Il y aura une « moldovisation de l’Ukraine », c’est-à-dire un exode des citoyens vers l’Ouest et une primitivisation de son économie. L’Occident n’a aucune raison de soutenir l’Ukraine pendant longtemps avec son aide. L’aide diminuera à mesure que la position de l’Ukraine glissera dans la liste des priorités de l’Occident. Sans intervention militaire, l’Ukraine se dégradera, devenant un pays périphérique et une priorité de troisième ordre dans l’agenda mondial.

La Russie dispose d’importantes capacités militaires pour arrêter toute menace émanant du territoire de l’Ukraine et des pays de l’OTAN. Même sans utiliser d’armes nucléaires, la Russie peut, dans un conflit régional, infliger des dommages inacceptables à ses rivaux en Europe. Le contrôle de la Crimée lui assure la domination de la mer Noire. Le déploiement d’armes de frappe ou d’éléments de défense antimissile sur le territoire de l’Ukraine est possible à long terme. Mais cela n’empêche pas la Russie d’améliorer ses propres systèmes offensifs, qui sont de toute façon capables d’infliger des dommages inadmissibles à un adversaire potentiel.

Le régime politique ukrainien est instable. Un travail compétent et de longue haleine permettra à Moscou de trouver ses leviers d’influence sur le régime et de communication avec la société. Il sera difficile pour la Russie de rester indifférente. La Russie conserve des opportunités humanitaires sous la forme d’un marché du travail et d’un système éducatif. Elles sont beaucoup plus modestes par rapport à l’UE, mais cela n’exclut pas la possibilité de les utiliser. Lorsqu’on joue le jeu à long terme, les mécanismes humanitaires donnent de bons résultats.

Les relations avec l’Occident ne se limitent pas à l’Ukraine. La Russie dispose de nombreuses dimensions dans lesquelles elle peut négocier avec l’Occident. La marginalisation de l’agenda ukrainien est tout à fait possible, et même souhaitable. La rivalité entre les États-Unis et la Chine devrait donner le ton de la politique mondiale au cours des prochaines décennies. Il est conseillé d’éviter de participer directement à cet affrontement et de se ménager une marge de manœuvre.

L’économie russe reste fragile et dépendante des marchés des matières premières. Il est inapproprié de la surmener par la guerre et les sanctions. Rompre les relations économiques avec l’Occident est également contre-productif.

Dans ce scénario, on assiste à une désescalade partielle de la question ukrainienne, même si la rivalité avec l’Occident demeure. Moscou gère habilement ces rivalités, les facilitant lorsque cela est possible, et surchargeant ainsi l’Occident d’actifs toxiques sous la forme de resquilleurs et de libéraux enflammés. Dans le même temps, elle continue de jouer le jeu sur tous les fronts de l’agenda mondial – de l’action climatique au contrôle des armements.

Quelle direction prendre ?

Le premier scénario comporte évidemment des risques importants pour la Russie. Pour l’Occident, il est également indésirable, mais il présente aussi quelques avantages sous la forme d’une consolidation accélérée de l’OTAN et de l’épuisement de l’un des principaux adversaires mondiaux.

Le deuxième scénario est tout à fait acceptable pour l’Occident. Pour la Russie, il comporte moins de risques, mais ses avantages sont limités. Son principal danger est l’accroissement progressif de la pression occidentale. Un tel danger existe dans le troisième scénario. L’Occident s’y sent également assez à l’aise, mais le succès de la Russie n’est pas prédéterminé et dépendra de sa patience stratégique, ainsi que de sa capacité à gérer des ressources limitées et à utiliser l’énergie de l’adversaire dans son propre intérêt.

La principale tâche de l’Occident sera de « calmer » la Russie et d’amener la concurrence dans un mode de ralentissement qui lui convient. La tâche principale de la Russie est d’éviter un excès d’efforts et, en même temps, de ne pas s’enliser dans une confrontation coûteuse, en maintenant et en utilisant les leviers de pression sur l’Occident lorsque ses propres intérêts l’exigent.

Ivan Timofeev

Source: Valdai Discussion Club

(Traduction Arrêt sur info)