Odet Yinon

Par Linda Heard | 29.11.2005 

Publié initialement dans Arab News, principal quotidien du Moyen-Orient

Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

Il y avait déjà quelques jours que quelqu’un m’avait donné la traduction d’un article écrit par un journaliste israélien, Oded Yinon [1]. Cet article datait de… 1982. « Bôf ! Du réchauffé », pensais-je. Tout d’abord, je me suis dit que je mettrais cet article de côté, afin de le parcourir, un de ces quatre, quand j’en aurais le temps…

Mais, quelques jours après, la personne qui m’avait remis ce document m’ayant demandé ce que j’en avais pensé, j’ai attrapé mes lunettes et je me suis assise, résignée à affronter ce qui s’annonçait comme une lecture peu roborative…

Combien j’avais tort ! Ce Yinon (un ex-attaché au ministère israélien des Affaires étrangères) avait publié cet article intitulé « Une stratégie pour Israël dans la décennie 1980″ [2] [A Strategy for Israël in the 1980s] dans la revue Kivunim, « organe du judaïsme et du sionisme« . Et, si l’Association des Diplômés Arabes des Universités Américaines ne l’avait pas diffusé largement, il aurait sans doute disparu dans le trou noir de la mémoire…

Ce document faisant onze pages, je me contenterai de vous en donner la teneur. Mais on peut le trouver en version intégrale sur Internet.  Le synopsis du projet est le suivant :

« Afin de survivre, Israël doit devenir une puissance impériale régionale et il doit aussi s’assurer de l’atomisation de tous les pays arabes afin que la région puisse être saucissonnée en petits Etats non-viables et incapables, de par leur piètre armement, de résister à la puissance militaire israélienne« .

Waouw ! Du monde arabo-musulman, Yinon dresse sobrement la description suivante :

« Un chateau de cartes éphémère, édifié par des étrangers et arbitrairement divisé en différents pays, composés tous autant qu’ils sont d’un bric-à-brac de minorités et de groupes ethniques mutuellement hostiles« .

Après quoi, il prédit que certains de ces pays sont voués à la destruction ethnico-sociale, de l’intérieur, en précisant que « dans certains d’entre eux, une guerre civile fait rage, d’ores et déjà « .

Ensuite, l’auteur regrette amèrement la remise du Sinaï à l’Egypte, en vertu du traité de paix de Camp David, car cette région est riche « en pétrole, gaz et autres ressources naturelles« . Il commente :

« Reconquérir la péninsule du Sinaï est, par conséquent, une priorité politique, à laquelle Camp David fait obstacle… ils nous faut agir afin de ramener la situation au statu quo en vigueur au Sinaï avant la visite de Sadate [à  Jérusalem] et le calamiteux traité de paix signé avec lui en mars 1979. »

Yinon prédit que si l’on réussi à diviser et à déchirer l’Egypte, d’autres pays arabes cesseront d’exister dans leur forme présente. Il préconise donc de fonder un Etat chrétien copte en Haute Egypte. [Ah, voilà … je comprends mieux ! Je m’étais toujours demandé pourquoi l’Egypte était désignée par les mots « le gros lot », dans un rapport présenté par la Rand Corporation au Pentagone, en 2002, à  la demande du responsable néo conservateur et grand ami d’Israël, Richard Perle…]

Et maintenant, que dites-vous de ça ?

« La dissolution de la Syrie et de l’Irak, par la suite, en diverses zones uni ethniques et mono confessionnelles, à  l’instar du Liban, est le premier objectif d’Israël sur le long terme, l’anéantissement de la puissance militaire de ces pays tenant lieu de premier objectif, en préalable, à court terme« , écrit-il.

« L’Irak, riche en pétrole, d’une part, et déchiré intérieurement, d’autre part, est un candidat de choix pour devenir une des cibles d’Israël« , explique Yinon, qui poursuit : « Pour nous, sa dissolution est même encore plus importante que celle de la Syrie. Dans l’immédiat, c’est la puissance irakienne qui représente la plus grande menace, pour Israël. »

« Les confrontations interarabes, quel qu’en soit le mobile, nous aideront, à court terme et rapprocheront l’objectif bien plus important consistant à faire éclater l’Irak entre différentes entités, comme en Syrie et au Liban. En Irak, trois Etats, au moins se formeront, autour des trois villes les plus importantes : Bassora, Bagdad et Mossoul.« 

Rappelez-vous : cet article de Yinon date de… 1982 ! Mais l’auteur commet aussi de graves erreurs de jugement. Par exemple, il était absolument persuadé que tant la Jordanie que l’Egypte retourneraient à des philosophies panarabes dans le style du nassérisme et rompraient leurs accords avec Israël, chose qu’il espérait fortement. Mais cela ne s’est pas produit.

Plus loin, Yinon prédisait qu’il n’y avait

« aucune chance que la Jordanie continue à exister sous sa forme actuelle encore très longtemps » et que « la politique israélienne, en temps de paix comme en temps de guerre, doit viser à liquider la Jordanie. »

Cela, parce que Yinon voulait voir transférer les Arabes palestiniens de la Cisjordanie vers la Jordanie.

« Il n’est pas possible de continuer à vivre, dans ce pays, comme aujourd’hui, sans séparer les deux nations : les Arabes en Jordanie ; quant aux juifs, qu’ils vivent dans les régions situées à l’ouest du Jourdain », disait-il.

L’article de Yinon était-il annonciateur du document rédigé en 1996, à la demande de Benjamin Netanyahu, par des lumières de premier plan des administrations Bush père et fils, tels Richard Perle, Douglas Feith, ou encore David et Meyrav Wurmser, sous le titre : « Rupture franche : Une nouvelle stratégie à même de garantir l’empire » [Clean Break: A new strategy for securing the realm] ?

« Rupture franche » recommandait au gouvernement israélien « de remettre publiquement en question la légitimité de la Syrie », « de confiner la Syrie et de frapper des cibles choisies dans ce pays » et de « rejeter » le concept de la terre contre la paix en ce qui concerne les hauts plateaux du Golan.

Il y était aussi proposé que la Syrie soit isolée et cernée par un régime « ami » installé en Irak, tandis que les pays arabes devaient être mis en cause en tant qu’ »Etats policiers » manquant de légitimité.

N’est-ce pas exactement ce qui est en train de se passer, aujourd’hui, dans le cadre de la politique de Bush de « démocratisation » ?

Richard Perle – que le journaliste et cinéaste John Pilger présente comme un des maîtres à penser de George W. Bush – refait son apparition, un peu plus tard, dans le Projet 2000 pour un Nouveau Siècle [forcément] Américain, qui expose la vision néocon de la domination des Etats-Unis universelle sur terre, sur les océans, dans les cieux et dans l’espace interstellaire…

En décembre 2002, Pilger écrivait ceci :

« J’avais interviewé Perle à l’époque où il conseillait Reagan, et quand il parlait de « guerre totale », je pensais – à tort – qu’il était cinglé. Or, il a réutilisé cette expression, récemment, pour décrire la guerre de l’Amérique « contre le terrorisme« .

« Pas de phases, pas d’étapes !… » a-t-il dit ; « Il s’agit d’une guerre totale. Nous sommes en train de lutter contre toutes sortes d’ennemis. Il y en a des tas, tout autour de nous… »

« Tout ce bla-bla-bla, selon lequel nous allons régler le cas de l’Afghanistan, après quoi nous ferons sa fête à l’Irak… ça ne tient pas debout : c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire. Si (en revanche) nous laissons se mettre en place notre vision du monde, si nous y adhérons totalement, sans essayer de mettre en place les pièces de puzzle de la diplomatie de haute volée, mais tout simplement en livrant une guerre totale… alors nos enfants chanteront nos louanges, et cela encore très longtemps !… »

Les enfants qui survivront, peut-être… Mais il y a fort à parier que, plus vraisemblablement, Perle et sa bande finiront dans les annales poussiéreuses, aux côtés des personnages les plus brutaux, les plus impitoyables et les plus égoïstes de l’Histoire.

Linda Heard | 29.11.2005 |Droits réservés