Professeur émérite d’affaires internationales à l’Université de Pittsburgh et membre du Center for Transatlantic Relations à SAIS/Johns Hopkins, Michael Brenner a été directeur du programme de relations internationales et d’études mondiales à l’université du Texas. Il a également travaillé au Foreign Service Institute, au ministère américain de la Défense et à Westinghouse. Il est l’auteur de nombreux livres et articles portant sur la politique étrangère américaine, la théorie des relations internationales, l’économie politique internationale et la sécurité nationale.
Par Michael Brenner – Juillet 2022
Cette analyse n’est pas le compte-rendu définitif des événements et ne prétend pas être la seule évaluation stratégique possible. Je crois cependant qu’elle est beaucoup plus proche de la vérité, et plus crédible, que le récit officiel qui est accepté par presque toute la classe politique aux États-Unis et en Europe. Celui-ci, en dépit de quelques variations mineures, n’est guère plus qu’un mélange de dogmes, de déformations et de pure illusion.
En outre, il est possible d’accepter la validité de cette analyse – ou de la plupart de ses éléments – tout en rejetant les critiques de la politique américaine. En d’autres termes, pour juger si que ce que Washington a fait était sensé, si ses objectifs étaient louables et si sa diplomatie est saine, il n’est pas nécessaire d’adhérer au scénario imaginaire écrit par l’administration américaine et accepté fidèlement comme vérité évangélique par son public.
Les éléments clés à garder à l’esprit sont les suivants :
• Premièrement, la guerre en Ukraine est le point culminant d’une crise qui a commencé peu après l’entrée en fonction de l’administration Biden. Cette crise est elle-même une reprise de feu des braises mal éteintes de la conflagration initiale datant du coup d’État fomenté par Washington en mars 2014.
• Deuxièmement, les phases successives de cette crise doivent être comprises dans le contexte de l’hostilité croissante des relations russo-américaines. Ses marqueurs ont été l’intervention de Moscou dans la guerre civile syrienne (2015), les décisions des administrations américaines successives de mettre un terme ou de se retirer d’accords de contrôle des armements datant de la Guerre froide – qui ont suscité l’inquiétude de Moscou quant aux intentions militaires de Washington1 –, l’élargissement progressif de l’OTAN vers l’est, les « révolutions de couleur » orchestrées à la périphérie de la Russie et le sentiment antirusse suscité par l’affaire manipulée du « Russiagate»2.
• Troisièmement, l’Ukraine a été l’occasion – et non la cause – de la rupture ultime des relations entre Moscou et Washington.
Un scénario visant à pousser Moscou à la faute
À partir d’avril 2021, les contours de la stratégie américaine à l’égard de l’Ukraine et de la Russie se sont rapidement précisés : organiser un incident provocateur dans le Donbass qui déclenche une réaction russe pouvant ensuite être utilisée pour confirmer les affirmations spécieuses de Washington concernant des plans d’invasion russes préexistants.
Le renforcement significatif des forces ukrainiennes le long de la ligne de contact dans le Donbass, approvisionnées en abondance en missiles antichar Javelin et antimissiles Sprint, laissait présager la préparation d’actions militaires offensives. Cela consistait à faire exactement ce dont nous accusions Moscou : planifier une attaque délibérée. Washington s’attendait à ce que la crise qui s’ensuivrait contraigne les Européens de l’Ouest à accepter un ensemble complet de sanctions économiques – y compris l’annulation de Nord Stream II contre la Russie. C’était la pièce maîtresse du plan. L’équipe de politique étrangère de Joe Biden était convaincue que les sanctions draconiennes provoqueraient l’effondrement de l’économie russe, fragile et peu diversifiée. Le bénéfice secondaire pour les États-Unis serait une plus grande dépendance de l’Europe vis-à-vis d’eux en matière de ressources énergétiques, et de manière implicite, leur alignement sur les positions politiques de Washington. Ainsi, la peur de la Russie et la dépendance économique, perpétuerait indéfiniment le statut de vassal des Etats européens qui est le leur depuis soixante-quinze ans.
Par conséquent, la cible principale de Washington dans la crise de l’Ukraine était la Russie – l’obéissance croissante des alliés européens à Washington étant un gain collatéral. Le boycott généralisé – et nous l’espérions mondial – des exportations russes de gaz naturel et de pétrole était envisagé comme un moyen d’épuiser les ressources financières et l’économie du pays à mesure que ses recettes liées aux exportations diminueraient.
Si l’on ajoute à cela le projet d’exclure la Russie du mécanisme de transaction financière SWIFT, le choc subi par l’économie devait entraîner son implosion. Le rouble s’effondrerait, l’inflation monterait en flèche, le niveau de vie chuterait, le mécontentement populaire affaiblirait tellement Poutine qu’il serait contraint de démissionner ou serait remplacé par une cabale d’oligarques mécontents. Le résultat serait une Russie plus faible, redevable à l’Occident, ou une Russie isolée et impuissante. Comme le disait le président Biden : « Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir ».
Pour bien comprendre la tactique employée par les États-Unis, il faut tenir compte d’un fait capital : très peu de personnes dans le Washington officiel se souciaient de la stabilité de l’Ukraine ou du bien-être du peuple ukrainien. Leurs yeux étaient fixés sur Moscou. Dans l’esprit des stratèges de Washington, l’Ukraine constituait une occasion unique de justifier l’imposition de sanctions paralysantes qui mettraient un terme aux ambitions supposées de Poutine en Europe et au-delà. En outre, les liens de plus en plus étroits entre la Russie et les États européens seraient rompus, probablement de manière irrémédiable. Un nouveau rideau de fer diviserait le continent, marqué par une ligne de sang – le sang ukrainien. Cette réalité géostratégique libérerait l’Occident pour qu’il consacre toute son énergie à faire face à la Chine. Tout ce que les États-Unis ont fait vis-à-vis de l’Ukraine au cours de l’année écoulée a été dicté par cet objectif primordial.
Ces scénarios optimistes avaient en commun l’espoir que le partenariat sino-russe naissant serait fatalement affaibli, ce qui ferait pencher la balance en faveur des États-Unis dans la bataille à venir avec la Chine pour la suprématie mondiale.
La genèse de la stratégie antirusse
Comment ce plan a-t-il été conçu et décidé ? En vérité, les objectifs généraux étaient définis depuis l’administration Obama. Le président lui-même avait donné son approbation au coup d’État de Maïdan (2014), lequel a été supervisé directement par le vice-président de l’époque, Joe Biden, qui a agi en tant que pilote pour l’Ukraine entre mars 2014 et janvier 2016. Puis, l’administration américaine a pris des mesures énergiques pour bloquer la mise en œuvre des accords de Minsk II, faisant des remontrances à Merkel et Macron pour avoir accepté d’en être les souscripteurs. C’est pourquoi Berlin et Paris n’ont jamais fait le moindre geste pour persuader Kiev de respecter ses obligations.
L’opération visant à provoquer une crise dans le Donbass a été élaborée par des personnalités influentes – notamment Anthony Blinken, le secrétaire d’Etat, et Jake Sullivan, le patron du Conseil national de Sécurité – et dans les cercles néo-conservateurs pendant la présidence Trump – dont l’incohérence et le désordre ont empêché la définition d’une politique calibrée envers l’Ukraine et la Russie ; ainsi le poids des sanctions s’est accru au cours des années 2016-2020.
La stratégie consistait à augmenter la pression sur Moscou afin d’étouffer dans l’œuf l’aspiration de la Russie à redevenir un acteur majeur pouvant priver les États-Unis de leurs privilèges d’hégémon mondial et de maître unique de l’Europe. Elle a été conduite par l’ardente Victoria Nuland3 et ses camarades néo-cons présents au sein du National Security Council (NSC), de la CIA, du Pentagone, du Congrès et dans les médias. Comme Anthony Blinken et Jake Sullivan étaient eux-mêmes partisans de cette stratégie de confrontation, l’issue du débat était jouée d’avance.
En ce qui concerne l’Ukraine, le plan était prêt et n’attendait que la décision de Maison-Blanche. Les partisans d’une nouvelle Guerre froide présents partout dans l’administration purent imposer leur point de vue à un gouvernement dans lequel n’existait aucune voix discordante et dirigé par un président passif et malléable était certaine. Ainsi, le plan anti-Russie en Ukraine prit forme avec le renforcement des forces militaires ukrainiennes le long de la ligne de contact dans le Donbass et les discours belliqueux sur la nécessité d’imposer à Moscou des sanctions économiques plus lourdes en cas de conflit, venant aussi bien de Washington que de Bruxelles.
Les dirigeants du Kremlin semblent avoir été parfaitement conscients de ce qui se tramait. L’objectif américain de remettre la Russie à sa place subordonnée était considéré comme une évidence par le Kremlin. Mais une certaine incertitude régnait quant à savoir à quelles initiatives il fallait s’attendre sur le terrain : un assaut majeur des forces de Kiev dans le Donbass ou des actes de provocation de moindre envergure pour provoquer une réaction russe qui pourrait servir de prétexte à l’imposition de sanctions – notamment la fermeture de Nord Stream II ?
Il est probable que les hauts responsables à Washington n’avaient pas eux-mêmes établi de choix quant aux modalités tactiques de leur action. Les divergences entre les différents acteurs et un président hésitant auraient très bien pu laisser des options en suspens pour aboutir à un consensus mou et trouble. L’alternance d’une rhétorique belliqueuse et de paroles apaisantes de Biden en public, ainsi que les conversations téléphoniques « n’allons pas à la guerre » qu’il a initiées avec Poutine et réaffirmées dans les déclarations à la presse, en sont des preuves tangibles.
Mais finalement, la décision de lancer l’opération contre la Russie a été prise. Une preuve indéniable en sont les annonces très précises du président Biden, d’Anthony Blinken et du directeur de la CIA, William Burns, quant à la date de « l’offensive » russe. Ils pouvaient être aussi affirmatifs parce qu’ils connaissaient parfaitement la date fixée pour le début de l’opération militaire ukrainienne contre le Donbass – et savaient que Moscou régirait aussitôt militairement. Ces affirmations ne reposaient pas sur des renseignements privilégiés obtenues grâce à des interceptions des communications russes ou la présence d’une taupe au Kremlin… Washington ne dispose pas d’un tel accès aux centres de décision moscovites, comme le prouve le fait que les Etats-Unis aient été surpris par toutes les autres initiatives russes importantes, notamment par l’intervention militaire en Syrie en 2015.
Le compte à rebours a été enclenché par la multiplication par 30 des bombardements ukrainiens dans le Donbass – y compris contre des quartiers résidentiels – entre le 16 et le 23 février 2022, ainsi que l’ont signalé les observateurs de l’OSCE. La forme et l’ampleur exactes de la réaction du Kremlin étaient imprévisibles, mais cela ne constituait pas en soi un problème pour Washington, puisque toute action militaire de Moscou servait son grand projet. En outre, les Américains étaient convaincus que l’ambitieux programme de formation et d’équipement de l’armée ukrainienne lancé depuis 2018 – et complété par l’érection d’un important réseau de fortifications constituant une ligne Maginot miniature – empêcherait une déroute des forces de Kiev et, par conséquent, créerait les conditions d’une guerre d’usure dont les effets sur l’économie et l’opinion russes seraient particulièrement marqués.
Joe Biden a indirectement attiré l’attention sur ce point lors d’une conférence de presse tenue au début du mois de février 2022. Il a déclaré qu’une forte réaction de la Russie garantirait l’unité de l’OTAN et l’accord des États-membres afin d’imposer de fortes sanctions. Une réaction plus limitée, a-t-il dit, provoquerait probablement un vif débat entre les gouvernements alliés pour savoir s’il convenait ou pas d’exclure de la Russie du système SWIFT et de suspendre le projet Nord Stream II. Ainsi, l’attaque préventive russe à grande échelle du 24 février a permis aux Américains de voir se réaliser leur option préférée, celle des sanctions massives.
Qu’en est-il de l’affirmation répétée de Joe Biden selon laquelle Volodymir Zelensky aurait contesté « l’avertissement » du président américain relatif à l’imminence d’une opération militaire russe ? Nous avons pu consulter la transcription de cette fameuse conservation téléphonique au cours de laquelle le premier a effectivement exprimé son scepticisme tandis que le second a insisté bruyamment sur le fait qu’il n’y avait aucun doute. Il n’y a que deux explications à cette énigme. La première est que Zelensky et son équipe diplomates amateurs – issus de son ancienne équipe de production télévisuelle – étaient saisis par la crainte à l’approche du jour fatidique et, par conséquent, essayaient d’obtenir une certaine marge de manœuvre. La seconde est que Zelensky n’a peut-être pas été informé de la date précise de l’offensive de l’armée ukrainienne contre le Donbass. Ses propres commandants militaires et les hauts responsables de la sécurité auraient pu se mettre d’accord avec les Américains – qui étaient depuis longtemps présents et actifs au cœur des principaux centres de décision du pays – sans mettre le président ukrainien dans la confidence. Son penchant à parler à tort et travers pourrait en être la raison principale, ainsi que le fait qu’il ne soit qu’un président de façade depuis son élection en 2019.
Farfelu ? Non, juste étrange. Comme Sherlock Holmes nous l’a appris : « Une fois que vous avez éliminé toutes les autres possibilités, tout ce qui reste – aussi étrange soit-il – est la vérité. »
Michael Brenner
[1] L’installation en Pologne et en Roumanie de systèmes de défense contre les missiles balistiques étant une source particulière d’inquiétude, car ces derniers sont facilement convertibles en plateformes de lancement de missiles offensifs.
[2] Soupçons de collusion la Moscou et des membres de l’équipe de campagne de Donald Trump lors des élections présidentielles de 2016.
[3] Secrétaire d’État assistante pour l’Europe et l’Eurasie de 2013 à 2017 et actuelle sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques (depuis 2021).
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Source: https://cf2r.org/tribune/analyse-de-la-crise-ukrainienne/