Si l’on ne comprend pas comment naît une guerre, on ne peut pas trouver de solution. Nous sommes exactement dans cette situation. Jacques Baud, expert militaire suisse renommé en matière de politique de sécurité et ancien chef de la division «Politique de paix et de la Doctrine» du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU à New York, sait de quoi il parle. Ses multiples expériences militaires en Suisse et à l’étranger et ses fonctions dirigeantes au sein d’organisations internationales lui permettent d’avoir une vision objective et différenciée du conflit ukrainien – au-delà du dogme du noir et blanc prévalant dans les médias. Nous vous conseillons vivement de lire l’interview de Jacques Baud. Réd

 

Jacques Baud est un ancien colonel de l’armée suisse , analyste stratégique, spécialiste du renseignement et du terrorisme.


«La politique des Etats-Unis a toujours été d’empêcher l’Allemagne et la Russie de coopérer plus étroitement»


Interview de Jacques Baud réalisée par Thomas Kaiser

Le 15 mars 2022 – Zeitgeschehen im Fokus


Zeitgeschehen im Fokus: Vous connaissez la région qui est en guerre en ce moment. Quelles conclusions avez-vous tirées de ces derniers jours et comment en est-on arrivé là?

Jacques Baud: Je connais très bien la région dont il est question maintenant. J’ai travaillé pour le DFAE [Département fédéral des Affaires étrangères] et j’ai été détaché pendant cinq ans auprès de l’OTAN pour lutter contre la prolifération des armes légères. J’ai géré des projets en Ukraine après 2014. Cela signifie que je connais très bien la Russie par mes anciennes activités dans les services de renseignement, l’OTAN, l’Ukraine et l’environnement qui s’y rapporte. Je parle russe et j’ai accès à des documents que peu de gens en Occident consultent.

Vous êtes un connaisseur de la situation en et autour de l’Ukraine. Votre activité professionnelle vous a amené dans la région actuellement en crise. Comment percevez-vous les événements?

C’est totalement irrationnel, on peut même dire qu’il y a une véritable hystérie. Ce qui me frappe et me dérange beaucoup, c’est que personne ne se pose la question des raisons qui ont poussé les Russes à agir. Personne ne soutient la guerre, moi non plus certainement. Mais en tant qu’ancien chef de la «Politique de paix et de la Doctrine» du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU à New York pendant deux ans, je me demande: quels sont les éléments qui ont conduit au point de faire la guerre?

Quelle était votre mission là-bas?

Il s’agissait de comprendre comment les guerres se produisent, et d’en tirer les éléments qui mènent à la paix, de voir ce que l’on peut faire pour éviter les victimes et d’en tirer les conclusions pour empêcher une guerre. Si l’on ne comprend pas comment naît une guerre, on ne peut pas trouver de solution. Nous sommes exactement dans cette situation. Chaque pays édicte ses propres sanctions contre la Russie, et on sait très bien que cela ne mène nulle part. Ce qui m’a particulièrement choqué, c’est la déclaration du ministre français de l’Economie qui cherche à détruire l’économie de la Russie dans le but de faire souffrir la population russe. C’est une déclaration qui me révolte.

L’objectif de la Russie en matière de démilitarisation et de dénazification

Comment jugez-vous l’attaque des Russes?

Lorsqu’un Etat en attaque un autre, c’est le droit international qui en est la première victime. Mais il ne faut pas s’arrêter là et tenter de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là. Tout d’abord, il faut préciser que Poutine n’est pas fou et n’a pas perdu le sens des réalités. C’est un homme très méthodique, très systématique, et donc très russe. Je suis d’avis qu’il était parfaitement conscient dès le début des conséquences de sa décision en Ukraine. Il a jugé – apparemment à juste titre – que les sanctions que la Russie aurait subies s’il avait mené une «petite» opération pour protéger la population du Donbass auraient été identiques à celles imposées à la suite d’une opération plus importante, couvrant à la fois les intérêts nationaux de la Russie et de la population du Donbass. Il a alors opté pour la solution maximale.

Comment voyez-vous son objectif?

Il n’est certainement pas dirigé contre la population ukrainienne. Cela a été dit et redit par Poutine. On le voit aussi dans les faits. La Russie fournit toujours du gaz à l’Ukraine. Les Russes n’ont pas arrêté leur approvisionnement en énergie. Ils n’ont pas coupé l’internet. Ils n’ont pas détruit les centrales électriques ni l’approvisionnement en eau. Bien sûr, il y a certaines zones où l’on se bat. Mais on constate une approche très différente de celle des Américains, par exemple en ex-Yougoslavie, en Irak ou même en Libye. Lorsque les pays occidentaux ont attaqué ces derniers, ils ont d’abord détruit l’approvisionnement en électricité et en eau ainsi que toutes les infrastructures.

Pourquoi l’Occident agit-il ainsi?

L’approche occidentale part de l’idée qu’en détruisant l’infrastructure et en touchant directement la population, elle se soulèvera contre le dictateur et renversera le gouvernement. C’était la stratégie des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale, en bombardant les villes allemandes telles que Cologne, Berlin, Hambourg, Dresde, etc. On visait directement la population civile afin qu’elle se soulève. On gagnait ainsi la guerre sans mettre en danger ses propres troupes. C’est la théorie.

Quelle est l’approche des Russes?

C’est complètement différent. Ils ont clairement annoncé leurs objectifs. Ils veulent une «démilitarisation» et une «dénazification». Si l’on observe honnêtement les informations disponibles, c’est exactement ce qu’ils font. Bien sûr, une guerre est une guerre, et il y a malheureusement toujours des morts, mais il est intéressant de voir ce que disent les chiffres. Vendredi (4 mars), l’ONU a dressé un bilan. Elle a fait état de 265 civils ukrainiens tués. Le soir, le ministère russe de la Défense a indiqué que 498 soldats avaient été tués. Cela signifie qu’à ce stade il y avait plus de victimes parmi les militaires russes que parmi les civils du côté ukrainien. En comparant avec l’Irak ou la Libye, c’est exactement l’inverse dans la conduite de la guerre occidentale.

Cela va à l’encontre de ce qui est présenté en Occident.

Oui, nos médias présentent les choses comme si les Russes voulaient tout détruire, mais ce n’est manifestement pas vrai. La présentation que font les médias d’un Poutine qui aurait pris une décision soudaine et sans raison d’attaquer et de conquérir l’Ukraine. Les Etats-Unis ont menacé pendant plusieurs mois qu’il y aurait une attaque surprise, mais rien ne s’est passé. D’ailleurs, les services de renseignement et les dirigeants ukrainiens ont démenti à plusieurs reprises les déclarations américaines. En fait, si l’on analyse l’état des préparatifs militaires, on voit assez clairement que jusqu’à la mi-février, Poutine n’avait pas l’intention d’attaquer l’Ukraine.

Pourquoi cela a-t-il changé? Que s’est-il passé?

Pour comprendre, il faut revenir sur les faits. Le 24 mars 2021, le président ukrainien Zelensky a émis un décret afin de reprendre la Crimée par la force. Il a alors commencé à déployer l’armée ukrainienne vers le sud et le sud-est, en direction du Donbass. Depuis un an, on assiste donc à un renforcement permanent de l’armée à la frontière sud de l’Ukraine. Cela explique pourquoi il n’y avait pas de troupes ukrainiennes à la frontière russo-ukrainienne fin février. Zelensky a toujours défendu le point de vue selon lequel les Russes n’attaqueraient pas l’Ukraine. Le ministre ukrainien de la Défense l’a également confirmé à plusieurs reprises. De même, le chef du Conseil de sécurité ukrainien a confirmé en décembre et en janvier qu’il n’y avait aucun signe d’une attaque russe contre l’Ukraine.

Est-ce que c’était une ruse?

Non, ils l’ont dit plusieurs fois, et je suis sûr que Poutine, qui l’a d’ailleurs répété, ne voulait pas attaquer. Apparemment, il y avait une pression des Etats-Unis, qui ont peu d’intérêt pour l’Ukraine elle-même. A ce stade, ils voulaient augmenter la pression sur l’Allemagne pour qu’elle arrête Nord Stream II. Ils voulaient que l’Ukraine provoque la Russie, afin que la réaction russe pousse l’Allemagne à mettre Nord Stream II en veilleuse. Un tel scénario a été évoqué lors de la visite d’Olaf Scholz à Washington, et Scholz ne voulait manifestement pas y participer. Mon avis est également partagé par de nombreux analystes américains: l’objectif est Nord Stream II. Il ne faut pas oublier que Nord Stream II a été construit à la demande des Allemands. C’est fondamentalement un projet allemand. Car l’Allemagne a besoin de plus de gaz pour atteindre ses objectifs énergétiques et climatiques.

«Dans une guerre nucléaire, l’Europe sera le champ de bataille»

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils insisté sur ce point?

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la politique des Etats-Unis a toujours été d’empêcher un éventuel rapprochement entre l’Allemagne et la Russie ou l’URSS. Et ce, même si les Allemands ont une peur historique des Russes. Mais ce sont les deux plus grandes puissances d’Europe. Historiquement, il y a toujours eu des relations économiques entre l’Allemagne et la Russie. Les Etats-Unis ont toujours essayé d’empêcher cela. Il ne faut pas oublier que dans une guerre nucléaire, l’Europe serait le champ de bataille. Dans ce cas, les intérêts de l’Europe et des Etats-Unis ne seraient pas forcément les mêmes. Cela explique pourquoi, dans les années 1980, l’Union soviétique a soutenu les mouvements pacifistes en Allemagne. Une relation plus étroite entre l’Allemagne et la Russie affaiblirait la stratégie nucléaire américaine.

Les Etats-Unis ont toujours critiqué la dépendance énergétique?

Il est ironique que les Etats-Unis critiquent la dépendance énergétique de l’Allemagne ou de l’Europe vis-à-vis de la Russie. La Russie est le deuxième plus grand fournisseur de pétrole des Etats-Unis. Ceux-ci achètent leur pétrole principalement au Canada, puis à la Russie, suivie du Mexique et de l’Arabie saoudite. Cela signifie que les Etats-Unis sont dépendants de la Russie. Cela vaut également pour les moteurs de fusée, par exemple. Cela ne dérange pas les Etats-Unis. Mais cela dérange les Etats-Unis que les Européens soient dépendants de la Russie. Pendant la guerre froide, la Russie, c’est-à-dire l’Union soviétique, a toujours respecté tous les contrats gaziers. La mentalité russe est à cet égard très semblable à celle de la Suisse. Les Russes sont très légalistes un peu comme les Suisses. Cela n’exclut évidemment pas l’émotion, mais les règles s’appliquent et on les respecte. Pendant la guerre froide, l’Union soviétique n’a jamais fait le lien entre l’économie et la politique. Le conflit en Ukraine est un conflit purement politique.

La théorie de Brzezinski selon laquelle l’Ukraine est la clé de la domination de l’Asie joue-t-elle aussi un rôle ici?

Brzezinski était certainement un grand penseur et il influence toujours la pensée stratégique américaine. Mais à mon avis, cet aspect n’est pas si central dans cette crise. L’Ukraine est certainement importante. Mais la question de savoir qui domine ou contrôle l’Ukraine n’est pas vraiment la question. L’objectif des Russes n’est pas de contrôler l’Ukraine. Ce serait plutôt l’inverse, comme avec d’autres pays. C’est un problème de stratégie militaire.

Qu’est-ce que cela signifie?

Dans toute la discussion qui est menée en ce moment, on ne tient pas compte d’un élément décisif. On parle certes d’armes nucléaires, mais un peu comme dans un film. La réalité est un peu différente. Les Russes veulent une distance entre l’OTAN et la Russie. L’élément central de l’OTAN est la puissance nucléaire américaine. C’est l’essence même de l’OTAN. Lorsque je travaillais à l’OTAN, Jens Stoltenberg – il était alors mon patron – disait déjà: «L’OTAN est une puissance nucléaire». Actuellement, cela correspond au déploiement des systèmes de missiles et de lanceurs MK-41 américains en Pologne et en Roumanie.

S’agit-il d’armes défensives?

Les Etats-Unis disent bien sûr qu’elles sont purement défensives. On peut effectivement lancer des missiles défensifs à partir de ces lanceurs. Mais on peut aussi lancer des missiles nucléaires avec le même système. Ces rampes sont situées à quelques minutes de Moscou. En cas de tension accrue en Europe, si les Russes détectent, sur la base d’images satellites, des préparatifs en vue de tirs de missiles, attendraient-ils sans rien faire que des missiles nucléaires soient éventuellement lancés en direction de Moscou?

Je ne pense pas …

Bien sûr que non. Ils lanceraient immédiatement une attaque préventive. Cette situation vient en grande partie du retrait américain du Traité ABM. Ce traité ne leur permettait pas de déployer un tel système en Europe. En cas de conflit, il faut toujours avoir un certain temps de réaction. Ne serait-ce que parce que des erreurs peuvent se produire.

C’est ce que nous avons connu pendant la guerre froide. Plus les sites de lancement sont éloignés, plus on a de temps pour réagir. Si les missiles sont stationnés trop près du territoire russe, il n’y a plus suffisamment de temps pour réagir en cas d’attaque et on risque de partir beaucoup plus vite dans un conflit nucléaire. Cela concerne tous les pays de la région. Les Russes l’ont bien sûr réalisé, et c’est la raison pour laquelle ils avaient créé le Pacte de Varsovie.

L’importance des armes nucléaires augmente

Il y a d’abord eu l’OTAN …

L’OTAN a été créée en 1949 et le Pacte de Varsovie six ans plus tard. La raison en était le réarmement de la RFA et son adhésion à l’OTAN en 1955. Si l’on regarde la carte de 1949, on voit un très grand espace entre les pays de l’OTAN et l’URSS. Lorsque l’OTAN s’est rapprochée de la frontière russe à la suite de l’adhésion de l’Allemagne, la Russie a créé le Pacte de Varsovie. Les pays d’Europe de l’Est étaient déjà tous communistes, et leurs partis communistes était très forts dans tous les pays. Presque davantage qu’en URSS. Celle-ci voulait avoir une zone de sécurité autour d’elle, c’est pourquoi elle a créé le Pacte de Varsovie. Elle voulait avoir un glacis pour pouvoir mener une guerre conventionnelle le plus longtemps possible. C’était l’idée: rester le plus longtemps possible dans le domaine conventionnel et ne pas tomber immédiatement dans le domaine nucléaire.

Est-ce encore le cas aujourd’hui?

Après la guerre froide, on a un peu oublié l’armement nucléaire. La sécurité n’était plus une question d’armes nucléaires. La guerre en Irak, la guerre en Afghanistan étaient des guerres avec des armes conventionnelles, et la dimension nucléaire a été quelque peu perdue de vue. Mais les Russes ne l’ont pas oubliée. Ils pensent de manière très stratégique. J’ai visité à l’époque l’état-major général à Moscou, à l’Académie Vorochilov. On pouvait y voir comment les gens pensaient. Ils réfléchissent de manière stratégique, comme on devrait penser en temps de guerre.

Est-ce visible actuellement?

On le voit très bien. L’équipe de Poutine pensent de manière stratégique. Il y a une pensée stratégique, une pensée opérative et une réflexion tactique. Les pays occidentaux, on l’a vu en Afghanistan ou en Irak, n’ont pas de stratégie. C’est exactement le problème des Français au Mali. Le Mali a maintenant demandé aux Français de partir, car ils tuent des gens sans stratégie et sans objectif. Chez les Russes, c’est tout à fait différent, ils pensent de manière stratégique. Ils ont un objectif. C’est aussi le cas de Poutine.

Dans nos médias, on entend régulièrement que Poutine a évoqué l’arme nucléaire. Avez-vous entendu cela aussi?

Poutine a mis ses forces nucléaires en état d’alerte de niveau 1 le 7 février. Mais ce n’est que la moitié de l’histoire. Les 11 et 12 février, Zelensky était présent à la Conférence sur la Sécurité qui s’est tenue à Munich. Il a déclaré qu’il souhaitait acquérir des armes nucléaires. Cela a été interprété comme une menace potentielle. Au Kremlin, la lampe rouge s’est naturellement allumée. Pour comprendre cela, il faut avoir à l’esprit l’Accord de Budapest de 1994. Il s’agissait de détruire les missiles nucléaires dans les ex-républiques soviétiques et de ne laisser subsister que la Russie comme puissance nucléaire. L’Ukraine a elle aussi remis ses armes nucléaires à la Russie, et en contrepartie cette dernière a garanti l’inviolabilité de ses frontières. Après le retour de la Crimée à la Russie, en 2014, l’Ukraine a déclaré qu’elle voulait revenir sur l’accord de 1994.

Revenons-en aux armes nucléaires. Qu’a réellement dit Poutine?

Si Zelensky voulait récupérer des armes nucléaires, ce serait certainement une voie inacceptable pour Poutine. Avec des armes nucléaires si proches de la frontière, la Russie n’aurait plus de délai de pré-alerte. A l’issue de la visite de Macron, lors de la conférence de presse, Poutine a clairement expliqué que si la distance entre l’OTAN et la Russie était trop faible, cela pourrait entraîner des dérapages avec des conséquences imprévisibles. Mais l’élément décisif a été au début de la guerre contre l’Ukraine, lorsque le ministre français des Affaires étrangères a émis des menaces en rappelant que l’OTAN était une puissance nucléaire. Poutine a donc réagi en mettant ses forces nucléaires en état d’alerte. La presse n’en a bien sûr pas parlé. Poutine est un réaliste, il a les pieds sur terre et est déterminé.

Qu’est-ce qui a poussé Poutine à intervenir militairement?

Le 24 mars 2021, Zelensky a promulgué un décret afin de reconquérir la Crimée. Il a entrepris des préparatifs dans ce sens. Était-ce vraiment son intention ou seulement une manœuvre politique, on ne sait pas. Toujours est-il que l’on a observé un renforcement massif de l’armée ukrainienne dans la région du Donbass et de la Crimée. Les Russes l’ont bien sûr remarqué. Parallèlement, l’OTAN a organisé en avril dernier de grands exercices entre les pays baltes et la mer Noire. Cela a fait réagir les Russes, ce qui est compréhensible. Ils ont organisé des exercices dans le district militaire Sud pour marquer leur présence. Les choses se sont ensuite calmées et en septembre, la Russie a organisé des exercices «Zapad 21» prévus de longue date et organisés tous les quatre ans. A la fin des manœuvres, quelques unités sont restées à proximité de la Biélorussie. Il s’agissait de troupes du district militaire oriental. C’est surtout du matériel qui a été laissé là-bas, car une grande manœuvre avec la Biélorussie était prévue pour le début de cette année.

Comment l’Occident a-t-il réagi?

L’Europe et surtout les Etats-Unis ont interprété cela comme un renforcement de la capacité d’attaque contre l’Ukraine. Des experts militaires indépendants, mais aussi le chef du Conseil de sécurité ukrainien, ont alors déclaré qu’aucun préparatif de guerre n’était en cours. Le matériel entreposé par les Russes à ce stade n’était clairement pas prévu pour une offensive. Les soi-disant experts militaires occidentaux, notamment français, ont immédiatement qualifié cela de préparatifs de guerre et ont fait passer Poutine pour un dictateur fou. C’est toute l’évolution que l’on a vue entre la fin octobre 2021 et le début de cette année. La communication des Etats-Unis et de l’Ukraine sur ce sujet a été très contradictoire. Les uns parlaient d’une attaque planifiée, les autres démentaient. C’était une sorte de douche écossaise permanente.

En février, l’OSCE signale de graves bombardements des républiques populaires de Lougansk et de Donetsk par l’Ukraine

Que s’est-il passé en février?

A la fin janvier, la situation semble évoluer, et il semble que les Etats-Unis ont parlé à Zelensky, car on observe alors un changement. A partir de début février, les Etats-Unis n’ont cessé de dire que les Russes étaient sur le point d’attaquer et ont diffusé des scénarios d’attaque. Antony Blinken a ainsi pris la parole devant le Conseil de sécurité de l’ONU et a expliqué comment l’attaque des Russes allait se dérouler, selon les services de renseignement. Cela rappelle la situation de 2002/2003 avant l’attaque contre l’Irak. Là aussi, on s’était soi-disant appuyé sur l’analyse des services de renseignement. Ce n’était pas vrai, car la CIA n’était pas convaincue de la présence d’armes de destruction massive en Irak. Donald Rumsfeld ne s’appuyait alors pas sur la CIA, mais sur un petit groupe confidentiel, créé spécialement pour cette situation au sein du département de la Défense, afin de contourner les analyses de la CIA.

D’où proviennent les informations aujourd’hui?

Dans le contexte de l’Ukraine, Blinken a fait exactement la même chose. On constate d’ailleurs l’absence totale de la CIA et des services de renseignements occidentaux dans toute la discussion qui a précédé l’offensive russe. Tout ce que Blinken a raconté provenait d’un «Tiger Team» qu’il a lui-même mis sur pied, au sein de son département. Ces scénarios qui nous ont été présentés ne provenaient donc pas d’une analyse de renseignement. Ce sont donc de soi-disant experts qui ont inventé un scénario avec un agenda politique. C’est ainsi qu’est née la rumeur selon laquelle les Russes allaient attaquer. Joe Biden a donc dit qu’il savait que les Russes allaient attaquer le 16 février. Lorsqu’on lui a demandé comment il le savait, il a répondu que les Etats-Unis disposaient de bonnes capacités de renseignement, mais il n’a cité ni la CIA ou le Service de Renseignement National.

Que s’est-il passé le 16 février?

Ce jour-là, on constate une augmentation extrême des violations du cessez-le-feu par l’armée ukrainienne le long de la ligne de cessez-le-feu, la fameuse ligne de contact. Il y a toujours eu des violations au cours des huit dernières années, mais dès le 12 février, on note une augmentation extrême, notamment des explosions, en particulier dans les régions de Donetsk et de Lougansk. On le sait parce que cela a été observé par la mission de l’OSCE dans le Donbass. On peut lire ces procès-verbaux dans les «Daily reports» de l’OSCE.

Quel était l’objectif de l’armée ukrainienne?

Il s’agissait certainement de la phase initiale d’une offensive contre le Donbass. Lorsque les tirs d’artillerie se sont intensifiés, les autorités des deux républiques ont commencé à évacuer la population civile vers la Russie. Dans une interview, Sergei Lavrov évoque alors plus de 100 000 réfugiés. En Russie, on y a vu les indicateurs d’une opération de grande envergure.

Quelles en ont été les conséquences?

Cette action de l’armée ukrainienne a en fait tout déclenché. A ce moment-là, il était clair pour Poutine que l’Ukraine allait mener une offensive contre les deux Républiques. Le 15 février, le Parlement russe, la Douma, avait adopté une résolution proposant la reconnaissance de leur indépendance. Dans un premier temps, Poutine n’a pas réagi, mais alors que les attaques s’intensifiaient, il a décidé le 21 février de répondre positivement à la demande parlementaire.

Les causes de l’extrémisme de droite en Ukraine

Pourquoi Poutine a-t-il pris cette décision?

Dans cette situation, il n’avait pas beaucoup d’autres choix que de le faire, car la population russe n’aurait pas compris qu’il ne fasse rien pour protéger la population russophone du Donbass. Poutine savait que l’Occident réagirait dans tous les cas par des sanctions massives, indépendamment s’il intervenait pour aider les républiques ou pour envahir l’Ukraine. Dans un premier temps, il a donc reconnu l’indépendance des deux républiques. Le même jour, il a conclu des traités d’amitié et de coopération avec chacune des deux républiques. Dès lors, il pouvait invoquer l’article 51 de la Charte des Nations Unies, lui permettant ainsi d’intervenir pour aider les deux républiques au titre de la défense collective et de l’autodéfense. Il a ainsi créé la base juridique pour son intervention militaire.

Mais il n’a pas seulement aidé les républiques, il a attaqué toute l’Ukraine?

Poutine avait deux possibilités: premièrement, aider uniquement les russophones du Donbass contre l’offensive de l’armée ukrainienne; deuxièmement, mener une attaque plus profonde en Ukraine afin de neutraliser les capacités militaires ukrainiennes. Il a également pris en compte le fait que, quoi qu’il fasse, les sanctions pleuvraient. C’est pourquoi il a manifestement opté pour la variante maximale, tout en relevant clairement que Poutine n’a jamais déclaré vouloir s’emparer de l’Ukraine. Son objectif est clair: démilitariser et dénazifier.

Quel est le contexte de cet objectif?

La démilitarisation est compréhensible, car l’Ukraine avait rassemblé toute son armée au sud, entre le Donbass et la Crimée. Une opération rapide lui permettrait donc d’encercler ces troupes. Une grande partie de l’armée ukrainienne se trouve actuellement dans un grand chaudron dans la région du Donbass, entre Slavyansk, Kramatorsk et Severodonetsk. Les Russes l’ont encerclée et sont en train de la neutraliser. Reste la dénazification. Quand les Russes disent cela, ce n’est pas simplement une expression en l’air. Pour compenser le manque de fiabilité de l’armée ukrainienne, de puissantes forces paramilitaires ont été développées dès 2014, dont, par exemple, le célèbre régiment Azov. Mais il y en a bien plus encore. Il existe un très grand nombre de ces groupes qui sont certes sous commandement ukrainien, mais qui ne sont pas composés uniquement d’Ukrainiens. Le régiment Azov est composé de 19 nationalités, dont des Français, même des Suisses, etc. C’est une véritable légion étrangère. Au total, ces groupes d’extrême droite comptent environ 100 000 combattants, selon l’agence Reuters.

Pourquoi y a-t-il autant d’organisations paramilitaires?

En 2015/2016, j’étais en Ukraine avec l’OTAN. L’Ukraine avait un gros problème, elle manquait de soldats, car l’armée ukrainienne avait de très nombreuses pertes en dehors des actions de combat. Elle avait un grand nombre de morts dus aux suicides et aux problèmes d’alcool. Elle avait du mal à trouver des recrues. On m’a demandé d’y apporter mon aide en raison de mon expérience à l’ONU. Je me suis ainsi rendu plusieurs fois en Ukraine. Le point principal était que l’armée n’était pas crédible auprès de la population et qu’elle ne l’était pas non plus sur le plan militaire. C’est pourquoi l’Ukraine a encouragé de plus en plus les forces paramilitaires et les a développées. Ce sont des fanatiques animés par l’extrémisme de droite.

D’où vient cet extrémisme de droite?

Sa naissance remonte aux années 1930. Après les années de famine extrême, entrées dans l’histoire sous le nom d’Holodomor, une résistance au pouvoir soviétique s’est formée. Pour financer la modernisation de l’URSS, Staline avait confisqué les récoltes, provoquant ainsi des famines sans précédent. C’est le NKVD, l’ancêtre du KGB, qui avait mis en œuvre cette politique. Le NKVD était organisé sur une base territoriale et en Ukraine on y trouvait de nombreux juifs aux échelons supérieurs de commandement. De ce fait, tout s’est un peu mélangés: la haine des communistes, la haine des Russes et la haine des juifs. Les premiers groupes d’extrême droite datent de cette époque, et ils existent toujours. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont utilisé ces groupes, comme l’OUN de Stepan Bandera, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, et d’autres pour combattre sur les arrières des Soviétiques. A cette époque, les forces du IIIe Reich sont vues comme des libérateurs, il en est ainsi de la 2e division blindée SS, «Das Reich», qui avait libéré Kharkov des Soviétiques en 1943, et qui est aujourd’hui encore célébrée en Ukraine. Le centre géographique de cette résistance d’extrême droite se trouvait à Lvov, aujourd’hui Lviv, en Galicie. Cette région avait même sa «propre» 14e Panzer Grenadier Division SS «Galizien», une division SS composée uniquement d’Ukrainiens.L’OUN est née pendant la Seconde Guerre mondiale et a survécu à l’époque soviétique?

Après la Seconde Guerre mondiale, l’ennemi était l’Union soviétique. L’Union soviétique n’a pas réussi à éliminer complètement ces mouvements antisoviétiques. Les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont réalisé que l’OUN pouvait être utile et l’ont soutenue pour lutter contre l’URSS par des actes de sabotages et des armes. Jusqu’au début des années 1960, ces organisations ont été soutenues par l’Occident, notamment par les opérations Aerodynamic, Valuable, Minos, Capacho et autres. Depuis cette époque, l’Ukraine a gardé un lien étroit avec l’Occident et l’OTAN. Aujourd’hui, c’est la faiblesse de l’armée ukrainienne qui a conduit à recourir à ces troupes fanatisées. Je pense que le terme de néonazis n’est pas tout à fait exact. Ils ont des idées qui s’en rapprochent sérieusement, ils en ont les symboles, ils sont violents et antisémites, mais ils ne sont pas vraiment guidés par une doctrine ou un projet politique.

Après 2014, deux accords ont été conclus pour pacifier la situation en Ukraine. Quelle est l’importance de ces accords dans le contexte du conflit actuel?

Oui, c’est important à comprendre, car le non-respect de ces deux accords a fondamentalement conduit à la guerre d’aujourd’hui. Depuis 2014, il y aurait une solution au conflit, les Accords de Minsk. En septembre 2014, il était évident que l’armée ukrainienne était incapable de gérer le conflit, malgré les conseillers de l’OTAN. Elle essuyait régulièrement des échecs. C’est pourquoi elle a dû s’engager dans les Accords de Minsk I en septembre 2014. Il s’agissait d’un accord entre le gouvernement ukrainien et les représentants des deux républiques auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk, avec des garants européens et russes.

Double jeu de l’UE et des Etats-Unis

Comment ces deux républiques ont-elles été créées à l’époque?

Pour comprendre, il faut revenir un peu en arrière dans l’histoire. En automne 2013, l’UE voulait conclure un accord commercial et économique avec l’Ukraine. L’UE offrait à l’Ukraine une garantie de développement avec des subventions, avec des exportations et des importations, etc. Les autorités ukrainiennes voulaient conclure l’accord. Mais cela n’allait pas sans poser de problèmes, car l’industrie et l’agriculture ukrainiennes étaient orientées vers la Russie en termes de qualité et de produits. Les Ukrainiens développaient des moteurs pour les avions russes, pas pour les avions européens ou américains. L’orientation générale de l’industrie était donc vers l’Est et non vers l’Ouest. Sur le plan qualitatif, l’Ukraine pouvait difficilement soutenir la concurrence du marché européen. C’est pourquoi, les autorités voulaient coopérer avec l’UE tout en maintenant des relations économiques avec la Russie.

Cela aurait-il été possible?

De son côté, la Russie n’avait aucun problème avec les projets de l’Ukraine. Mais elle voulait aussi conserver ses relations économiques avec l’Ukraine. Elle a donc proposé d’établir deux accords avec un groupe de travail tripartite: l’un entre l’Ukraine et l’UE et l’autre entre l’Ukraine et la Russie. L’objectif était de couvrir les intérêts de toutes les parties. C’est l’Union européenne, par la voix de José Barroso, qui a demandé à l’Ukraine de choisir entre la Russie et l’UE. L’Ukraine a alors demandé un temps de réflexion et a exigé une pause dans tout le processus. Après cela, l’UE et les Etats-Unis n’ont pas joué franc jeu.

Pourquoi?

La presse occidentale a titré: «La Russie fait pression sur l’Ukraine pour empêcher le traité avec l’UE». C’était faux. Ce n’était pas le cas. Le gouvernement ukrainien a continué à manifester son intérêt pour le traité avec l’UE, mais il voulait davantage de temps pour réfléchir et examiner les solutions à cette situation complexe. La presse européenne ne l’a pas communiqué. Le lendemain, des extrémistes de droite venant de l’ouest du pays ont fait leur apparition sur le Maïdan à Kiev. Tout ce qui s’est passé là-bas avec l’approbation et le soutien de l’Occident est terrible. Mais tout détailler ici dépasserait notre cadre.

Que s’est-il passé après le renversement de Ianoukovitch, le président démocratiquement élu?

Le nouveau gouvernement provisoire – issu de l’extrême-droite nationaliste – a immédiatement, comme premier geste, modifié la loi sur les langues officielles en Ukraine. Ce qui démontre que ce renversement n’avait rien à voir avec la démocratie, mais que ce sont des ultra-nationalistes, qui ont organisé le soulèvement. Ce changement de loi a déclenché une tempête dans les régions russophones. De grandes manifestations ont été organisées dans toutes les villes du sud russophone, à Odessa, à Marioupol, à Donetsk, à Lougansk, en Crimée, etc. Les autorités ukrainiennes y ont réagi de manière très massive et brutale, en faisant appel à l’armée. Des républiques autonomes ont été brièvement proclamées à Odessa, Kharkov, Dniepropetrovsk, Lugansk et Donetsk. Elles ont été combattues avec une extrême brutalité et deux sont restées: Donetsk et Lougansk, qui se sont proclamées républiques autonomes.

Comment ont-elles légitimé leur statut?

Elles ont organisé des référendums en mai 2014, pour obtenir l’autonomie, et c’est très, très important. Si vous regardez les médias de ces derniers mois, on a toujours parlé de «séparatistes». Cela fait huit ans que l’on colporte un véritable mensonge. On a toujours parlé de séparatistes, ce qui est totalement faux, car le référendum demandait très clairement une autonomie au sein de l’Ukraine. Ces républiques voulaient pour ainsi dire une solution suisse. Un fois autonomes, elles ont demandé la reconnaissance des républiques par la Russie, mais le gouvernement de Poutine a refusé.

La lutte pour l’indépendance de la Crimée

L’évolution de la situation en Crimée n’est-elle pas liée à ce contexte?

On oublie que la Crimée était indépendante, avant même que l’Ukraine devienne indépendante. En janvier 1991, c’est-à-dire alors que l’Union soviétique existait encore, la Crimée a fait un référendum pour être rattachée à Moscou et non plus à Kiev. Elle est ainsi devenue une République socialiste soviétique autonome. L’Ukraine n’a eu son référendum d’indépendance que six mois plus tard en août 1991. A ce stade, la Crimée ne se considérait pas comme une partie de l’Ukraine. Mais l’Ukraine ne l’a pas accepté. Entre 1991 et 2014, ce fut un bras de fer permanent entre les deux entités. La Crimée avait sa propre Constitution avec ses propres autorités. En 1995, encouragée par le Mémorandum de Budapest, l’Ukraine a renversé le gouvernement de Crimée avec des forces spéciales et a abrogé sa Constitution. Mais cela n’est jamais mentionné, car cela donnerait un tout autre éclairage sur l’évolution actuelle.

Que voulaient les habitants de la Crimée?

Ils se sont effectivement toujours considérés comme indépendants. A partir de 1995, la Crimée a été gouvernée par décrets depuis Kiev. Cela était en totale contradiction avec le référendum de 1991 et explique pourquoi la Crimée a organisé un nouveau référendum en 2014, après qu’un nouveau gouvernement ultra nationaliste est arrivé au pouvoir en Ukraine après un coup d’Etat illégal. Son résultat a été très similaire à celui de 30 ans plus tôt. Après le référendum, la Crimée a demandé à pouvoir entrer dans la Fédération de Russie. Ce n’est pas la Russie qui a conquis la Crimée, c’est la population qui a autorisé ses autorités à demander à la Russie de l’accueillir. Il y avait aussi un traité d’amitié passé entre la Russie et l’Ukraine en 1997, dans lequel l’Ukraine garantissait la diversité culturelle des minorités dans le pays. Lorsque la langue russe a été interdite en février 2014, c’était une violation de ce traité.

Il est maintenant clair que si l’on ne connaît pas tout cela, on risque de mal évaluer la situation.

Revenons aux Accords de Minsk. Outre l’Ukraine et les républiques autonomes, des garants étaient présent, l’Allemagne et la France du côté de l’Ukraine et la Russie du côté des républiques. Ils assuraient ce rôle dans le cadre de l’OSCE. L’UE n’était pas impliquée, il s’agissait uniquement d’une affaire de l’OSCE. Juste après les Accords de Minsk I, l’Ukraine a déclenché une opération antiterroriste contre les deux républiques autonomistes. Le gouvernement a donc complètement ignoré l’accord qu’il venait de signer en menant cette opération. L’armée ukrainienne subit alors une nouvelle défaite à Debaltsevo. Ce fut une débâcle.

Est-ce que cela s’est fait avec le soutien de l’OTAN?

Oui, et on peut se demander ce que les conseillers militaires de l’OTAN ont fait, car les forces armées des républiques ont totalement vaincu l’armée ukrainienne.

C’est ce qui a conduit à un deuxième accord appelé Minsk II, signé en février 2015, qui a servi de base pour une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Ce traité était donc contraignant en droit international et devait être mis en œuvre.

Est-ce que cela a été contrôlé par l’ONU?

Non, personne ne s’en est occupé, et à part la Russie, personne n’a exigé le respect de l’Accord de Minsk II. Tout à coup, on ne parlait plus que du format Normandie. Mais c’est totalement insignifiant. Ce format est né lors de la célébration du jour J en juin 2014. Les anciens protagonistes de la guerre, les chefs d’Etat alliés étaient invités, ainsi que l’Allemagne, l’Ukraine et les représentants d’autres Etats. Dans le format Normandie, seuls les chefs d’Etat étaient représentés, les républiques autonomes n’y étaient évidemment pas présentes. L’Ukraine ne veut pas parler avec les représentants de Lougansk et de Donetsk. Mais si l’on lit les accords de Minsk, il aurait dû y avoir une concertation entre le gouvernement ukrainien et les républiques pour que la Constitution ukrainienne puisse être adaptée. C’était donc un processus interne à l’Ukraine, mais ce n’est pas ce que voulaient le gouvernement ukrainien.

Mais les Ukrainiens ont également signé l’accord …

… oui, mais l’Ukraine a toujours voulu rejeter le problème sur la Russie. Les Ukrainiens prétendaient que la Russie avait attaqué l’Ukraine et que c’était pour cela qu’il y avait ces problèmes. Mais il n’y a aucun doute, c’était un problème interne. Depuis 2014, les observateurs de l’OSCE n’ont jamais vu d’unités militaires russes. Les deux accords sont très clairs et précis: la solution doit être trouvée à l’intérieur de l’Ukraine. Il s’agit d’obtenir une certaine autonomie à l’intérieur du pays, et seule l’Ukraine peut résoudre ce problème. Cela n’a rien à voir avec la Russie.

Pour cela, il faut une modification de la Constitution.

Oui, exactement, mais cela n’a pas été fait. L’Ukraine n’a pas avancé d’un pas. Les membres du Conseil de sécurité de l’ONU ne se sont pas non plus engagés dans ce sens, bien au contraire. La situation ne s’est pas améliorée du tout.

Comment la Russie s’est-elle comportée?

La position de la Russie a toujours été la même. Elle voulait que les accords de Minsk soient mis en œuvre. Elle n’a jamais changé de position pendant huit ans. Au cours de ces huit années, il y a bien sûr eu différentes violations des frontières, des tirs d’artillerie, etc. mais la Russie n’a jamais remis en question les accords.

Comment l’Ukraine a-t-elle poursuivi son action?

L’Ukraine a promulgué une loi au début du mois de juillet de l’année dernière. C’était une loi qui attribuait des droits différents aux citoyens en fonction de leur ascendance. Cela rappelle beaucoup les lois raciales de Nuremberg de 1935. Seuls les vrais Ukrainiens sont en possession de tous les droits, tous les autres n’ont que des droits limités. Suite à cela, Poutine a écrit un article dans lequel il explique le développement historique de l’Ukraine. Il a critiqué le fait que l’on fasse une distinction entre les Ukrainiens et les Russes, etc. Il a écrit son article en réponse à cette loi. Mais en Europe, on a interprété cela comme le fait qu’il ne reconnaissait pas l’Ukraine en tant qu’Etat, et que son article cherchait à justifier une éventuelle annexion de l’Ukraine. En Occident, on croit tout cela alors que personne ne sait ni pourquoi Poutine a écrit cet article, ni ce qu’il contient réellement. Il est évident qu’en Occident, l’objectif était de donner une image aussi négative que possible de Poutine. J’ai lu l’article, il est tout à fait sensé.

Les Russes n’auraient-ils pas attendu de lui qu’il prenne position à ce sujet?

Bien sûr, il y a tellement de Russes en Ukraine. Il devait faire quelque chose. Il n’aurait pas été correct vis-à-vis des gens (mais aussi du point de vue du droit international, avec la responsabilité de protéger) d’accepter cela en silence. Tous ces petits détails en font absolument partie, sinon on ne comprend pas ce qui se passe. C’est la seule façon de comprendre le comportement de Poutine, et de voir que la guerre a été provoquée progressivement. Je ne peux pas dire si Poutine est bon ou mauvais. Mais le jugement que nous en faisons en Occident, est clairement erroné.

La Suisse abandonne son statut de neutralité

Comment jugez-vous la réaction de la Suisse du week-end dernier?

C’est un désastre. La Russie a établi une liste de 48 «Etats inamicaux», et imaginez que la Suisse y figure également. C’est un véritable changement d’époque, dont la Suisse est elle-même responsable. La Suisse a toujours été «the man in the middle». Nous avons mené le dialogue avec tous les Etats et avons eu le courage de nous tenir au milieu. Il y a une hystérie concernant les sanctions. La Russie est très bien préparée à cette situation, elle en souffrira, mais elle y est préparée. Le principe des sanctions en soi est toutefois totalement erroné. Aujourd’hui, les sanctions ont remplacé la diplomatie. On l’a vu avec le Venezuela, avec Cuba, avec l’Irak, avec l’Iran, etc. Il suffit que la politique d’un pays ne plaise pas aux Etats-Unis. C’est leur seule erreur. Quand je vois qu’on a suspendu des athlètes handicapés aux Jeux paralympiques, les mots me manquent. C’est totalement inadapté. Cela touche des personnes individuelles, c’est tout simplement pervers. C’est aussi bas que lorsque le ministre français des Affaires étrangères dit que le peuple russe doit souffrir des sanctions. Celui qui dit cela n’a pas d’honneur à mes yeux. Il n’y a rien de positif à déclencher une guerre, mais réagir ainsi est tout simplement honteux.

Comment voyez-vous le fait que les gens manifestent dans la rue contre la guerre en Ukraine?

Je me demande: en quoi la guerre contre l’Ukraine est-elle pire que la guerre contre l’Irak, le Yémen, la Syrie ou la Libye? Dans ces cas, nous savons qu’il n’y a pas eu de sanctions contre l’agresseur, les Etats-Unis ou ceux qui fournissent des armes utilisées contre les populations civiles. Qui manifeste pour le Yémen? Qui a manifesté pour la Libye, qui a manifesté pour l’Afghanistan? On ne sait pas pourquoi les Etats-Unis étaient en Afghanistan. Je sais par des sources des services de renseignement qu’il n’y a jamais eu la moindre indication que l’Afghanistan ou Oussama Ben Laden étaient impliqués dans les attentats du 11-Septembre, mais on a quand même mené la guerre contre l’Afghanistan.

Pourquoi?

Le 12 septembre 2001, au lendemain des attentats, les Etats-Unis ont voulu riposter et ont décidé de bombarder l’Afghanistan. Le chef d’Etat-major de l’armée de l’air américaine a déclaré qu’il n’y avait pas assez de cibles en Afghanistan. Ce à quoi le secrétaire à la Défense a répondu: «Si nous n’avons pas assez de cibles en Afghanistan, alors nous bombarderons l’Irak». Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, il y a des sources, des documents et des personnes qui étaient présentes. Voilà la réalité, mais on nous fait pencher du «bon» côté par la propagande et la manipulation.

Si je peux résumer cet entretien, vos réponses ont clairement montré que l’Occident a depuis longtemps jeté de l’huile sur le feu et provoqué la Russie. Ces provocations sont toutefois rarement reprises dans nos médias, et les réponses de Poutine ne sont données que partiellement ou de manière déformée afin de maintenir autant que possible l’image d’une personne belliciste et inhumaine.

Mon grand-père était Français, il a fait la Première Guerre mondiale comme soldat et m’en a souvent parlé. Et je dois constater que l’hystérie, la manipulation et le comportement irréfléchi des politiciens occidentaux me le rappellent beaucoup aujourd’hui, et c’est cela qui m’inquiète sérieusement. Quand je vois comment notre pays neutre n’est plus capable de prendre une position indépendante de l’UE et des Etats-Unis, j’ai honte. Il faut avoir les idées claires et connaître les faits qui se cachent derrière tous ces événements. Ce n’est qu’ainsi que la Suisse pourra mener une politique de paix raisonnable.

Monsieur, je vous remercie de cet entretien.


*Jacques Baud est un ancien colonel de l’armée suisse , analyste stratégique, spécialiste du renseignement et du terrorisme. 

Cette interview a été réalisé par Thomas Kaiser.

(Traduction «Zeitgeschehen im Fokus»)

Source: www.zeitgeschehen-im-fokus.ch no 4/5 du 15 mars 2022
Reproduction avec l’aimable autorisation de la rédaction. (Point de vue-suisse)