La magie et le chagrin de l’île de Côn Sơn au Vietnam
Par Mark Ashwill
Paru le Counterpunch
Un vol très court au-dessus de la mer, depuis l’aéroport international de Tân Sơn Nhất et voilà, vous êtes arrivé. Votre destination est juste au large des côtes sud du Vietnam, mais cela pourrait aussi bien être un autre monde. En moins d’une heure, vous êtes transporté de l’agitation de Ho Chi Minh-Ville (Saigon) à la beauté calme et mélancolique de l’île de Côn Sơn, la plus grande et la plus tristement célèbre des seize îles de l’archipel de Côn Đảo.
Les Vietnamiens viennent de loin non seulement pour profiter d’une vue imprenable sur la mer, des fruits de mer frais et de promenades revigorantes le long de plages immaculées, mais aussi pour participer à un pèlerinage solennel dans des lieux sombres hérités de la brutalité française et américaine. L’île de Côn Sơn demeure un témoignage accablant de l’arrogance suprême d’une puissance coloniale en déclin, qui a passé le relais ensanglanté à une puissance néocoloniale ascendante, toutes deux convaincues qu’elles avaient le droit de déterminer le destin d’un pays qui n’est pas le leur. Beaucoup de ceux qui viennent ici sont des vétérans de guerre et d’anciens prisonniers qui rendent hommage à leurs camarades tombés au combat.
Ce paradis tropical a été une colonie pénitentiaire pendant l’ère coloniale française et pendant la guerre américaine au Vietnam. Pour 22,000 Vietnamiens et un certain nombre de Cambodgiens, l’île de Côn Sơn était littéralement la dernière étape d’un voyage qui avait commencé par leur arrestation et leur incarcération sur le continent. Leur crime? Résister à l’envahisseur étranger et lutter pour l’indépendance et l’unification de leur pays. En dehors des exécutions, la maladie et la torture causaient de nombreux décès.
Les Français ont construit le complexe pénitentiaire de Côn Đảo en 1861 pour y détenir des prisonniers politiques et l’ont remis au gouvernement sud-vietnamien en 1954. C’était un Alcatraz politique d’une violence extrême, avec des conditions de vie inhumaines, des méthodes de torture barbares, aucune possibilité d’évasion et très peu de survivants. Les États-Unis et leurs collaborateurs de l’État vietnamien ont porté cet enfer sur Terre à une perfection dystopique.
Les cages du tigre
Comme l’avaient fait les colonialistes français avant lui, le gouvernement sud-vietnamien a continué à utiliser l’île comme un endroit sûr et isolé pour détenir, interroger et torturer ses prisonniers politiques – avec la pleine coopération, la collaboration et le soutien de son bienfaiteur américain.
Ce que la plupart des gens savent sur l’île de Côn Sơn résulte d’une mission d’enquête du Congrès en juillet 1970 qui comprenait deux représentants du Congrès américain, Augustus Hawkins (1907-2007) et William Anderson (1921-2007), accompagnés de Tom Harkin (1939-), traducteur, alors employé par le Congrès et plus tard sénateur américain, de Don Luce (1934-), et de Frank Walton (1909-1993), directeur du Bureau de la sécurité publique de l’USAID et conseiller pénitentiaire.
Don Luce, qui avait vécu et travaillé au Vietnam depuis 1958 pour International Voluntary Services, une ONG qui était le modèle pour le Peace Corps américain, et le Conseil œcuménique des églises, a évoqué cette visite dans un article intitulé The Tiger Cages of Viet Nam, d’où sont extraites ces informations :
À la sortie, Frank Walton, le conseiller pénitentiaire américain, a décrit Côn Sơn comme étant comme «un camp récréatif de scouts». C’était, a-t-il dit, «la plus grande prison du monde libre».
Nous avons vu quelque chose de très différent lorsque nous sommes arrivés à la prison. À l’aide de cartes dessinées par un ancien prisonnier des Tiger Cages, nous nous sommes éloignés de la visite prévue et nous nous sommes engouffrés dans une ruelle entre deux bâtiments de la prison. Nous avons trouvé là une petite porte qui menait aux cages, entre les murs de la prison. Un garde à l’intérieur a entendu l’agitation à l’extérieur et a ouvert la porte. Nous sommes entrés.
Les visages des prisonniers dans les cages en dessous sont encore gravés de manière indélébile dans mon esprit. L’homme aux trois doigts coupés ; l’homme (au seuil de la mort) de la province de Quang Tri, dont le crâne avait été fendu; le moine bouddhiste de Hué qui parlait passionnément de la répression frappant les bouddhistes. Je me souviens clairement de la terrible odeur d’excréments, et des plaies ouvertes à l’endroit où les chaînes entaillaient les chevilles des prisonniers. «Donnez-moi de l’eau», suppliaient-ils. Ils nous ont demandé de courir entre les cellules pour vérifier la santé des autres prisonniers et ont continué à demander de l’eau.
Certaines des photos de Harkin et une histoire ont été publiées dans l’édition du 17 juillet 1970 du magazine Life. Les cages à tigre, construites par les Français en 1940, comprenaient 60 cellules sans plafond qui servaient à torturer les prisonniers en les faisant «bronzer» sous le soleil tropical brûlant. Leurs bourreaux enfonçaient régulièrement des bâtons à travers les barreaux, battaient les prisonniers, jetaient de la chaux sur leurs blessures ouvertes et urinaient dessus.
Luce a été récompensée pour son rôle central dans la divulgation de ces atrocités à l’attention du monde: il lui fut interdit, par l’ambassade des États-Unis à Saigon, de recevoir son courrier à l’ambassade, il fut l’objet de la surveillance de la police, et même d’une tentative d’assassinat (par morsure de serpent) et il fut expulsé du pays, moins d’un an plus tard.
Au début de 1971, de nouvelles cages à tigres furent construites par Morrison-Knudsen Corp. et la Brown and Root Company dans le cadre d’un contrat de 40, 000 $ à l’époque (2,7 millions de dollars en 2021) conclu avec MACCORDS (Military Assistance Command Civil Operations for Revolutionary Development Support), le programme paramilitaire américain d’aide économique au Vietnam.
Le pèlerinage de nuit au cimetière de Hàng Dương et Võ Thị Sáu, héroïne nationale
Chaque nuit, peu avant minuit, des centaines de pèlerins se rendent au cimetière de Hàng Dương pour prier et rendre hommage à quelques unes des 2 000 tombes qui s’y trouvent, la plupart anonymes, chacune portant une étoile rouge et le mot liệt sĩ (martyr). Sept cent tombes sont marquées. La lueur rouge des bâtons d’encens brûlant au dessus des tombes du cimetière de 20 hectares traverse l’obscurité nocturne, leur odeur âcre est suspendue dans l’air épais de la nuit.
La tombe qui attire le plus de visiteurs est celle d’une écolière guérillero de l’actuelle province de Bà Rịa-Vũng Tàu, qui a rejoint la résistance anti-française à l’âge de 14 ans. Võ Thị Sáu (1933-1952) est l’une des martyres les plus célèbres de la cause de l’indépendance vietnamienne. Lê Hồng Phong (1902-1942), le deuxième dirigeant du Parti communiste du Vietnam, et Nguyễn An Ninh (1900-1943), écrivain, militant et révolutionnaire, sont également enterrés à Côn Sơn.
D’autres personnalités célèbres ont survécu aux prisons de l’île de Côn Sơn : Lê Duẩn (1907-1986), l’un des architectes de l’offensive du Têt de 1968; Phạm Văn Đồng (1906-2000), qui a été premier ministre de la République démocratique du Vietnam (le «Nord Vietnam») de 1955 à 1976 et de la République socialiste unifiée du Vietnam de 1976 jusqu’à sa retraite en 1987; Lê Đức Thọ (1911-1990), qui a dirigé la délégation vietnamienne à la Conférence de paix de Paris (il a reçu le prix Nobel de la paix conjointement avec Henry Kissinger en 1973, mais l’a refusé); Tôn Đức Thắng (1888-1980), devenu président après la mort de Ho Chi Minh en 1969; et Trương Mỹ Hoa (1945-), un survivant des cages à tigres américaines, qui a été vice-président du Vietnam de 2002 à 2007.
À l’âge de 14 ans, Võ Thị Sáu avait lancé une grenade, tuant un capitaine français et blessant 12 soldats. En 1949, elle lança une grenade sur un chef de village vietnamien, responsable de l’exécution de nombreux résistants vietnamiens, qui n’explosa pas. Elle fut capturée par les Français, puis envoyée dans trois prisons avant d’être enfermée dans la prison de Côn Sơn, probablement parce que les Français n’eurent pas le courage d’exécuter sa condamnation à mort sur le continent, à une époque où il était contraire à la loi coloniale d’exécuter une femme. Elle fut la seule femme prisonnière exécutée par les Français sur Côn Sơn.
Comme d’autres Vietnamiens morts pour la cause de l’indépendance, Sáu, une héroïne nationale célébrée dans le théâtre et la chanson, a été élevée au rang d’esprit ancestral. Chaque ville et village vietnamiens a une rue qui porte son nom, tout comme de nombreuses écoles. Elle incarne l’esprit de millions de Vietnamiens à travers l’histoire, y compris les soldats de la première et de la deuxième guerre d’Indochine, qui ont tout sacrifié, leur jeunesse, leur santé, leur amour, leur bonheur personnel et leur vie, afin que le Vietnam puisse devenir une nation unifiée et souveraine.
Le 23 janvier 1952, deux ans avant la défaite française à Điện Biên Phủ (au cours de laquelle les soldats Viet Minh évoquaient le nom de Sáu) et la fin de la première guerre d’Indochine, avant que les États-Unis ne prennent le relais de la guerre et de l’occupation dans la deuxième guerre d’Indochine, Võ Thị Sáu fut exécutée à un moment où environ 80% de l’effort de guerre français était financé par les États-Unis, ce qui signifie qu’ils étaient complices de son meurtre.
Le matin de son exécution, l’aumônier de la prison rendit visite à Sáu et lui dit : «Maintenant, je vais te baptiser et t’absoudre de tes péchés.» «Je n’ai pas de péchés, répondit-elle. Baptisez les gens qui sont sur le point de me tuer. Je regrette seulement de n’avoir pu exterminer les colonialistes qui ont volé le Vietnam et leurs acolytes, qui le leur ont vendu. Je ne demande qu’une chose. Quand vous viendrez me fusiller, ne couvrez pas mon visage. Je suis assez courageuse pour regarder ceux qui tirent.» Elle voulait voir sa patrie une dernière fois et regarder l’ennemi dans les yeux avant de rendre son dernier soupir.
Intrépide jusqu’au bout, Sáu a continué à chanter Tiến Quân Ca, actuellement l’hymne national du Vietnam, jusqu’à ce que l’ordre de tirer soit donné, après quoi elle cria: «A bas l’occupation coloniale!» et «Vive Hồ Chí Minh!» On dit que sept soldats, ayant chacun reçu deux balles, ont tiré – mais que seulement deux coups de feu atteignirent leur cible. (Certains pensent qu’ils avaient peut-être bu pour accomplir cette tâche, ou qu’ils n’avaient tout simplement pas pu se résoudre à exécuter une femme. La croyance populaire est que le peloton d’exécution ait été bouleversé par son regard fixe.) Une balle se logea dans sa hanche, l’autre effleura son visage. Plutôt que d’ordonner une deuxième volée, l’officier responsable s’approcha, sortit son revolver et tira à bout portant pour mettre fin à ses jours.
Les Français – avec l’aide de leurs «acolytes» locaux – ont mis fin à la vie jeune et prometteuse de Võ Thị Sáu ce matin de janvier, mais son esprit plus grand que nature perdure, sa place se perpétue dans le panthéon millénaire des héroïnes et des héros éternels du Vietnam. Elle n’avait que 19 ans.
Les gens affluent vers sa tombe pour prier pour elle et lui parler, brûler de l’encens et déposer des offrandes sur sa tombe. Certains tendent la main pour toucher sa pierre tombale, cherchant une sorte de connexion, tandis que d’autres se tiennent dans l’ombre, les mains jointes et la tête inclinée, en prières.
J’ai visité et prié sur la tombe de Võ Thị Sáu à plusieurs reprises et je suis toujours à la fois humilié et inspiré par le sacrifice suprême qu’elle et d’innombrables autres ont fait au nom de leur pays et de la justice universelle. La visite du cimetière de Hàng Dương me remplit d’un profond sentiment d’admiration et de gratitude pour ces martyrs, qui ont atteint le martyre et l’immortalité par leurs actes courageux.
Dans un essai de 2015 sur sa visite à Côn Sơn, James Rhodes a décrit l’île comme un «bel endroit avec une histoire tragique. Cela montre également que les bonnes personnes l’emporteront sur les actions mauvaises et violentes des autres. C’est le sentiment irrésistible qui émane de toute cette zone reliant une âme réceptive à une autre, peu importe où elles se trouvent. Rien que pour cette raison, cet endroit vaut le détour.»
Cette observation capture l’essence douce-amère de ce que l’on ressent en explorant l’île et en parcourant les terres sacrées du cimetière de Hàng Dương. Bien que tragique, il y a la prise de conscience profonde et apaisante que les milliers de personnes dont les restes sont enterrés ici se trouvaient du bon côté de l’histoire et ont donné leur vie dans la lutte pour l’indépendance du Vietnam. C’est l’un des cadeaux de Côn Sơn à ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Leurs esprits nous rappellent le cinquième souvenir du Bouddha: Mes actions sont mes seuls véritables biens. Je ne peux pas échapper aux conséquences de mes actes. Mes actions sont le terrain sur lequel je me tiens.
Le Vietnam d’après-guerre et le besoin continu de sacrifice
2021. 69 ans après l’exécution de Võ Thị Sáu, 46 ans après la fin de la guerre des États-Unis. Bien que le Vietnam soit en paix et jouisse d’une relative prospérité, il est confronté à un éventail de problèmes brûlants et de nobles causes pour lesquelles il vaut la peine de se battre au nom du Vietnam et du monde. Les guerres actuellement menées le sont contre le changement climatique, la corruption, la déforestation et la pollution de l’environnement, parmi une multitude d’autres problèmes.
Alors que le martyre n’est plus requis, le travail acharné, le courage et le sacrifice sont nécessaires pour que la nation pour laquelle Võ Thị Sáu et d’autres ont si vaillamment combattus puisse atteindre son objectif de développement durable à long terme. L’esprit indomptable de Sáu doit vivre, bien que sous une forme différente adaptée à une nouvelle ère.
Mark A. Ashwill
Mark A. Ashwill est un éducateur international qui vit au Vietnam depuis 2005. Il est membre associé du chapitre 160 de Vétérans pour la paix. Ashwill blogue sur An International Educator au Viet Nam et peut être contacté à markashwill@hotmail.com.
Lien de l’article en anglais: https://www.counterpunch.org/2021/10/21/of-spirits-martyrs-legends-the-magic-sorrow-of-vietnams-con-son-island/
Traduction : La gazette du citoyen