Fyodor Lukyanov est un journaliste et un analyste politique expérimenté qui a travaillé dans le passé pour différents journaux, chaînes de télévision et stations de radio russes. Avant l’clatement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine nombre de médias internationaux (Le Monde monde.fr, BBC, France culture, etc…) sollicitaient ses analyses. Il est rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, fondé en 2002, publié en russe et en anglais.(ASI)
Moscou doit résister à l’illusion d’une nouvelle romance avec Washington
Lorsque Vladimir Poutine a lancé l’opération militaire russe en février 2022, il a clairement indiqué que le conflit ne concernait pas uniquement l’Ukraine. Il s’agissait d’une lutte plus large de Moscou contre « l’ensemble du soi-disant bloc occidental », façonné à l’image des États-Unis. Dans le discours qu’il a prononcé ce jour-là, il a décrit Washington comme une « puissance d’importance systémique », ses alliés agissant comme des suiveurs obéissants, « copiant son comportement et acceptant avec empressement les règles qu’elle propose ». Trois ans plus tard, la nature de cet ordre occidental est devenue centrale dans l’issue du conflit.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a ébranlé l’alliance transatlantique. L’Amérique de Trump ne joue plus selon les anciennes règles. Elle démantèle des structures vieilles de plusieurs décennies qui définissaient la domination occidentale. Sa rhétorique agressive à l’égard de l’Europe occidentale, ses attaques contre l’OTAN et son mépris affiché pour l’Ukraine ont laissé les dirigeants européens désemparés. Certains analystes, comme Stephen Walt, pensent que les alliés de l’Amérique finiront par s’unir contre l’imprévisibilité de Trump. Poutine, cependant, maintient que ces dirigeants européens finiront par « se tenir aux pieds de leur maître et remuer la queue », quels que soient leurs griefs. La question est de savoir ce que cette dynamique changeante signifie pour la Russie.
Le bien et le mal
Les décisions radicales de Trump en matière de politique étrangère ont stupéfié les observateurs. Le président américain a ouvertement rejeté l’Ukraine, la réduisant à un « fardeau » que Washington ne devrait plus porter. Pour Trump, l’Europe occidentale est un parasite qui vit des largesses américaines. Sa rhétorique, imprégnée de populisme anti-élitiste, retourne les mantras occidentaux habituels de la démocratie et des droits de l’homme contre les nations mêmes qui les ont longtemps défendus. Le spectacle est grotesque, même pour les analystes politiques chevronnés
Le dédain de Trump pour l’Ukraine n’est pas motivé par une stratégie géopolitique, mais par des calculs internes. Il se concentre sur la Chine, et non sur l’Europe de l’Est. Il souhaite réorienter l’attention des États-Unis vers les déséquilibres commerciaux, l’Arctique, l’Amérique latine et l’Indo-Pacifique. Pourtant, l’Ukraine, présentée par l’administration de Joe Biden comme la bataille décisive entre « le bien et le mal », est devenue un paratonnerre idéologique. La Maison Blanche de Joe Biden a tout misé sur une victoire contre la Russie. Trump, de manière typique, cherche à détruire ce récit, en le retournant dans tous les sens.
Un Occident en guerre contre lui-même
Le phénomène Trump a plongé l’alliance occidentale dans la tourmente. L’Europe occidentale est aux prises avec sa dépendance à l’égard des États-Unis. Certains dirigeants européens parlent d’« autonomie stratégique », alors qu’ils n’ont pas les moyens d’y parvenir. D’autres espèrent survivre à Trump et revenir en terrain connu. Mais l’ordre ancien est en train de s’effondrer. L’ingérence de Washington dans les élections européennes – autrefois un outil de l’hégémonie occidentale – est aujourd’hui déployée par les trumpistes pour faire avancer leur propre agenda. Pour les alliés de Trump, l’Union européenne est une extension de « l’Amérique de Biden », et leur mission est de la démanteler de l’intérieur.
La crise transatlantique est le reflet des batailles idéologiques passées. À certains égards, elle ressemble au Kulturkampf de l’Allemagne du XIXe siècle, la lutte entre l’État laïque d’Otto von Bismarck et l’Église catholique. Dans le monde d’aujourd’hui, les libéraux mondialistes jouent le rôle de la papauté, tandis que les populistes comme Trump assument le manteau de Bismarck.
Pour la Russie, cette fracture interne à l’Occident est une opportunité – mais aussi un piège. Moscou se trouve idéologiquement plus proche de l’Amérique de Trump que de l’UE libérale. Mais s’aligner trop étroitement sur Trump comporte des risques. Les bouleversements aux États-Unis ne concernent pas la Russie, mais la propre crise d’identité de l’Amérique. Moscou doit veiller à ne pas devenir un pion dans les batailles intérieures de Washington.
Ces trois dernières années ont été marquées par un changement géopolitique : l’émergence de ce que certains appellent la « majorité mondiale », c’est-à-dire des pays qui refusent de prendre parti dans le conflit ukrainien et cherchent à tirer profit du déclin de l’Occident. Contrairement à ce qui s’est passé pendant la guerre froide, Washington n’a pas réussi à rallier le Sud contre la Russie. Au contraire, de nombreux pays non occidentaux resserrent leurs liens avec Moscou, ne souhaitant pas suivre l’exemple de Washington.
Pendant ce temps, au sein du bloc occidental, un nouveau changement s’opère. L’Amérique de Trump n’est plus la même force qu’à l’époque de la guerre froide. La Russie et les États-Unis se parlent désormais avec un degré de courtoisie mutuelle inédit depuis des années. Le moment est symbolique, puisqu’il coïncide avec l’anniversaire de la conférence de Yalta, où Roosevelt, Churchill et Staline ont façonné le monde de l’après-guerre. Mais si ce dégel est notable, la Russie doit se garder de trop s’engager dans un nouvel alignement sur Washington.

e vice-président américain J.D. Vance et le secrétaire d’État Marco Rubio s’entretiennent avec Vladimir Zelensky en marge de la Conférence de Munich sur la sécurité, le 14 février 2025. (Crédit photo: Matthias Schrader/AP/TASS)
Éviter la tentation d’un nouveau « partenariat »
L’Occident est enfermé dans une lutte existentielle pour son avenir. La Russie doit reconnaître qu’une faction – l’administration Trump – a jugé utile de s’engager avec Moscou, mais seulement temporairement. En s’alignant trop étroitement sur l’Amérique de Trump, elle risque de s’aliéner la « majorité mondiale » qui a renforcé la position de la Russie dans le monde.
Historiquement, la Russie a souvent cherché à obtenir la reconnaissance de l’Occident, parfois à ses propres dépens. La perception selon laquelle Moscou cherche toujours à être reconnue par l’Occident persiste. Si la Russie s’empresse d’accepter les ouvertures de M. Trump tout en tournant le dos à ses partenaires non occidentaux, elle renforcera le stéréotype selon lequel elle recherche avant tout la validation de l’Occident. Il s’agirait d’une erreur stratégique.
Le conflit ukrainien ne vise pas à créer un nouvel ordre mondial ; il s’agit du dernier chapitre de la guerre froide. Une victoire décisive de la Russie consoliderait la place de Moscou en tant que puissance clé dans un monde multipolaire. Mais si la Russie ne parvient pas à tirer parti de ce moment – si elle tombe dans le piège d’un nouvel engagement occidental – elle risque de perdre ses acquis stratégiques.
Un nouvel ordre mondial en gestation
Le monde ne revient pas à l’ancienne dynamique de la guerre froide. Les tentatives de Trump pour redéfinir les alliances occidentales s’inscrivent dans le cadre d’une transformation plus large et chaotique de la politique mondiale. La Chine, l’Union européenne et la Russie sont toutes confrontées à des pressions internes et externes qui façonneront la décennie à venir. Les États-Unis, malgré les ambitions de Trump, ne peuvent pas remodeler le monde seuls.
Pour la Russie, le défi est clair. Elle doit préserver son indépendance, éviter de s’enliser dans les batailles idéologiques de l’Occident et continuer à nouer des relations avec le monde non occidental. La Russie a surmonté trois années de sanctions occidentales, d’isolement diplomatique et de guerre économique. Aujourd’hui, alors que l’Occident se fracture, Moscou doit tracer sa propre voie, en résistant à l’attrait d’une « nouvelle histoire d’amour » avec Washington.
Dans ce paysage imprévisible, seules les nations dotées d’une stabilité interne et d’une patience stratégique en sortiront gagnantes. La voie à suivre pour la Russie ne consiste pas à revenir au passé, mais à façonner un avenir où elle s’impose comme une force souveraine dans un monde de plus en plus fragmenté.
Fyodor Lukyanov – 24 février 2025
Cet article a été initialement publié par le magazine Profile
Traduit du russe par rt.com – (Traduit de l’anglais par Arretsurinfo.ch)