“Please admit bearer to class—detained by me for going up

the down staircase and subsequent insolence.”

Bel Kaufman, Up the Down Staircase, 1964


Par Fyodor A. Lukyanov, 1er janvier 2025

Le démantèlement de l’ancien ordre mondial est devenu un sujet populaire ces dernières années. Sur le plan conceptuel, tout est clair et même cohérent : la fin de la hiérarchie, l’influence croissante des différents pays et peuples, un système complexe et instable mais globalement plus juste, un nouveau type de relations pour un monde non linéaire… Mais nous sommes maintenant entrés dans la phase de concrétisation de ces concepts. Personne ne s’attendait à ce qu’elle soit confortable – des changements d’une telle ampleur ne se font jamais sans heurts. Mais c’est vertigineux comme des montagnes russes. On ne sait jamais où le prochain virage serré nous mènera.

La transformation mondiale actuelle se produit à deux niveaux, illustrés par l’Asie occidentale (le Moyen-Orient) et l’Europe de l’Est.

La chute de la Syrie baasiste a en quelque sorte reproduit le processus mondial en miniature. Le régime de la famille Assad ne s’est même pas effondré, il s’est simplement dématérialisé sans opposer de résistance. Il s’est complètement éteint, comme l’ont compris ses protecteurs extérieurs, qui n’ont pas tenté de sauver leur client. La Syrie de 2024 se distingue de l’Irak de 2003 et de la Libye de 2011 par l’absence d’une dernière résistance désespérée. Le vide qui en résulte est comblé par tout ce qui est disponible, des internationalistes djihadistes aux communautés ethnoreligieuses locales, en passant par les voisins qui ont leurs propres intérêts mercantiles.

Une autre caractéristique de la Syrie (et de l’Irak et de la Libye, et apparemment maintenant du Soudan) est que la disparition de facto de l’ancien État ne signifie pas son abolition formelle et son remplacement par un ou plusieurs nouveaux États. Comme l’a fait remarquer un analyste turc, la Syrie, comme l’Irak, est essentiellement indivisible. Aussi artificielles que puissent paraître (et que soient effectivement) ses frontières datant de l’époque coloniale, elles sont désormais solidement établies. Le démembrement d’un pays crée un précédent risqué qu’il vaut mieux éviter. Et surtout, il n’y a pas d’alternatives « naturelles ». Toutes les bases possibles de division – ethnique, religieuse, économique ou idéologique – s’opposent à toutes les autres, et aucune ne peut produire quoi que ce soit de durable. L’État qui en résulte – essentiellement le même, tout à fait amorphe – n’est pas tant un moindre mal que la seule option acceptable.

Quel est le lien avec la transformation mondiale en cours ? La mondialisation relativement uniforme – comme au début du siècle – est terminée, mais le monde reste interconnecté, même si c’est souvent par le biais de mécanismes cachés, informels, non officiels ou illégaux. La gouvernance centralisée selon des règles fixes est remplacée par une auto-organisation ad hoc pour la survie. Pourtant, les règles ne sont pas officiellement abolies, même si elles ne fonctionnent plus que de manière sélective ou pas du tout. Si les réactions à cette trajectoire peuvent être différentes, elle est le résultat inévitable de la crise de la régulation des relations interétatiques. En ce sens, les événements du Moyen-Orient sont analogues aux événements mondiaux.

Le conflit ukrainien illustre autre chose : non pas une désintégration en douceur des institutions, mais une bataille pour l’ordre mondial. L’Occident se bat pour préserver ce qui a été établi après 1991, tandis que la Russie cherche à le modifier. Cette confrontation est fondamentale et n’admet pas de compromis. D’où les « échelles d’escalade », superficielles mais constantes dans le cas de l’Occident, et tardives mais désormais bien raides dans le cas de la Russie.

La collision ukrainienne est un écho de plusieurs époques, depuis la formation et l’essor de l’Empire russe jusqu’à la rivalité soviéto-américaine après la Seconde Guerre mondiale. Elle est sans aucun doute d’une importance cruciale pour ses protagonistes, et elle affecte l’équilibre mondial des pouvoirs. La communauté internationale attend son issue pour évaluer le pouvoir réel de l’ancien hégémon et sa capacité à imposer sa volonté.

Mais les relations russo-occidentales ne déterminent plus l’ensemble de l’agenda international.

Quelle que soit l’issue, il n’y aura pas de retour à l’état antérieur des choses, si ardemment défendu par les Etats-Unis et leurs alliés, car les conditions démographiques, économiques, sociales et géopolitiques de cet ordre ont irrémédiablement disparu. Il n’y a pas non plus de conditions pour établir une nouvelle forme de stabilité – la situation « syrienne » est fondamentalement insoluble.

L’élection de Donald Trump est susceptible de modifier l’approche conceptuelle. « La paix par la force » ne consiste pas à défendre un ordre mondial libéral, mais à poursuivre par la force les intérêts américains comme Washington l’entend ; moins par l’action militaire, considérée comme inefficace par Trump, que par tous les autres moyens. Cependant, le conflit hérité en Ukraine a une logique différente, et est allé si loin qu’il ne peut probablement pas être transféré dans le domaine de l’intérêt pratique auquel Trump est habitué. Et il est difficile de prédire ce qu’il fera lorsqu’il s’en rendra compte.

L’année 2025 promet d’être un tournant : les changements dans le monde sont si nombreux que la quantité va inévitablement devenir la qualité.

Il n’y a pas de bonnes options, mais il y en a différentes.

Dans le scénario « syrien » ou « rampant », l’ordre ancien continue de s’effilocher, sans se briser dans un affrontement direct, mais avec une confrontation multilatérale complexe et épuisante à chaque étape. Le seul avantage de ce scénario est qu’il permet de développer des capacités d’auto-préservation, puisque l’objectif est simplement de s’en sortir. Le scénario « ukrainien », en revanche, peut conduire à une fin précipitée, étant donné l’inconciliabilité (jusqu’à présent) des objectifs des parties. Après tout, l’escalade en vue d’une victoire certaine est un sport de compétition qui pousse inévitablement ses joueurs non seulement à calculer, mais aussi à parier. Et seule la pratique peut confirmer l’hypothèse selon laquelle l’adversaire reculera au moment décisif.

L’idée d’une « échelle » implique quelque chose qui monte, mais l’escalade ressemble plutôt à des marches qui descendent dans des profondeurs dont il est de plus en plus difficile de revenir. Dans Up the Down Staircase, un écolier écrit : « Nous sommes une race rapide parce que nous ne savons pas s’il y a du temps devant nous ou l’anéantissement total de l’homme ». Soixante ans se sont écoulés depuis la publication du roman. Sommes-nous toujours aussi pressés ?

Fyodor Lukyanov

Lukyanov, F.A., 2025. Downward. Russia in Global Affairs, 23(1), pp. 5–8. DOI: 10.31278/1810-6374-2025-23-1-5-8

Source: https://eng.globalaffairs.ru/articles/downward-lukyanov/

Traduit de l’anglais par Arrêtsurinfo.ch